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Une vie en Incochine 1945/1965
15 janvier, 2012, 15:16
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Une
vie en Indochine

1945 / 1965

Une
vie en Indochine

1945 / 1965

Jean Chaland

Editions de l’Harmattan

C’est toujours par hasard qu’on
accomplit son destin.

Marcel Achard

 

 

Le hasard gouverne un peu plus de
la moitié de nos actions et nous dirigeons le reste.

Nicolas Machiavel

Prologue

Le Japon, après une longue
période d’isolement, il n’était connu que de quelques marchands chinois et
hollandais tolérés dans le port de Nagasaki, ne s’est vraiment ouvert au
commerce de l’occident qu’au milieu du 19ème siècle.

Il passe très vite du Moyen Âge à
l’époque moderne.

Avec le rétablissement de
l’autorité impériale, grâce à l’appui des Samouraïs, il devient rapidement une
puissance avec laquelle il faut désormais compter.

A l’exemple des nations
européennes, il va se créer un empire colonial aux dépens de ses voisins
immédiats.

Après une première guerre avec la
Chine en 1894, il étend son influence sur la Corée, obtient l’île de Formose et
l’archipel des Pescadores, puis plante des jalons en Mandchourie.

La Russie s’opposant aux visées
impérialistes du Japon, une guerre avec l’empire des Tsars le consacre :
chute de Port Arthur en janvier 1904 et destruction de la flotte russe au large
des îles Tsushima en mai 1905.

Cette éclatante victoire est une
étape capitale en Asie.

Le Japon donnait la preuve que
les puissances occidentales n’étaient pas invincibles.

Dévoré d’ambition, il va alors se
lancer dans des entreprises de plus en plus audacieuses et risquées.

Il s’empare, durant la première
Grande Guerre mondiale, des possessions allemandes en Chine, notamment la base
navale de TsingTao et celles du pacifique.

En 1932, il s’installe en
Mandchourie en créant le Mandchoukouo avec Puyi le dernier empereur de Chine.

En juillet 1937 il se lance dans
une deuxième guerre avec la Chine.

Il occupe alors assez facilement
une grande partie du territoire chinois et se retrouve au Kouang-Si à la
frontière du Tonkin.

Par sa situation géographique au
cœur du sud-est asiatique, la péninsule indochinoise présentait une importance
capitale pour un Japon en guerre avec ses visées impérialistes d’une  »Sphère
de coprospérité de la Grande Asie Orientale. »

Il attend donc patiemment que la
France ait un genou à terre pour obtenir, facilement dans un premier temps, par
la voie diplomatique, dès juin 1940, puis en septembre après l’attaque surprise
des postes de Dong Dang et de Langson, la fermeture de toute la frontière
sino-tonkinoise, voie principale du ravitaillement, via le port de Haiphong et
le chemin de fer du Yunnan, des troupes nationalistes de Tchang Kai Chek repliées
à Tchong-King.

Il s’installe dès lors
progressivement dans toute l’Indochine en respectant toutefois la souveraineté
française, après avoir obtenu l’utilisation de plusieurs aéroports dont celui
de Gia Lam au Tonkin et le transit de ses troupes.

Sa présence sur le sol
indochinois prendra fin après son coup de poignard du 9 mars et sa capitulation
en août 1945.

L’auteur, qui est né à Shanghai,
où il a passé une grande partie de sa jeunesse, a vécu en Indochine plusieurs
années (notamment de 1939 à 1947).

Une vie en Indochine
1945/1965, s’inspire davantage de ses mémoires que d’une fiction.

Il n’a pas voulu écrire une
nouvelle histoire de la guerre d’Indochine, ni faire un récit militaire, il a
préféré une histoire romancée.

Pierre Malroy, le héros de ce
roman d’essence autobiographique, est un composé de plusieurs personnes que
l’auteur a connues et qui ont vécu intensément et avec passion, comme lui,
cette période funeste de l’histoire coloniale de la France.

Pierre Malroy échappant à la
débâcle de l’armée française après la  »drôle de guerre » se retrouve en
Indochine occupée par les Japonais.

Il mène, partagé entre deux
civilisations, une vie insouciante et heureuse.

Après le coup de force des Japonais
du 9 mars 1945, il fera l’humiliante et cruelle expérience des camps de la
mort.

Les Japonais ne l’avaient pas tué
mais ils avaient tué le jeune homme naïf et candide qu’il avait été.

Avec un regard lucide sur
l’avilissement des uns et la noblesse des autres, après Simone, avec Odile son
grand amour et la douce Michèle, il se reconstruira une nouvelle vie, mais
gardera au plus profond de son être ce pays perdu, où il a laissé une partie de
son cœur et qu’il a beaucoup aimé.

Les anciens d’Indochine retrouveront,
après avoir lu ce livre, une page d’histoire enfouie dans leur mémoire et
retiendront que l’Indochine n’a pas été perdue après huit ans de guerre mais a
été perdue le 9 mars 1945 après une nuit tragique où son destin a basculé.

 
 Jean Chaland

Neuvic, Juillet 2010.


 

Chapitre 1

 

 

 

Hanoï, à la veille du coup de
force japonais.

Pierre Malroy et Simone.

La nuit du 9 mars 1945.

A l’aube du 7 mars 1945, Pierre
Malroy dormait profondément.

Il ne se doutait pas qu’il allait
devoir affronter, dans les quarante-huit heures suivantes, des journées
épuisantes et d’éprouvantes nuits sans sommeil.

Pour l’instant il se reposait,
douillettement enfoui dans son lit.

Dehors le crachin avait cessé.

L’hôtel, où il habitait depuis
plusieurs mois, restait cependant enveloppé d’une brume épaisse, froide et
humide.

Des ombres, premiers signes de
vie de la journée qui s’annonçait, frileusement recroquevillées sur
elles-mêmes, une cape de feuilles de lataniers tressées sur les épaules,
passaient rapidement, sans bruit, pour disparaître dans l’aube jaune et triste.

Le crachin était tombé toute la
nuit. Pesant, sale, insidieux, pénétrant et tenace comme la glu.

Poissant tout. Désagréable,
déprimant… à vous saper le moral.

Le jour se levait comme à regret.
Le silence était total.

 

Soudain, le clairon du quartier
de la Légion étrangère situé à proximité déchira l’air de ses notes stridentes.
La célèbre sonnerie du  Soldat lève-toi
bien vite… le fit sursauter.

Ah, non ! Vraiment il détestait
ce genre de réveil. Il n’avait jamais pu s’y habituer.

Ce jeune sybarite aimait à
paresser au lit et se lever lui était à chaque fois un véritable supplice.
D’habitude, sa bonne humeur coutumière reprenait vite le dessus. Par contre,
aujourd’hui, debout devant son miroir, maniant rageusement son blaireau, il
continuait à maugréer.

Une manœuvre était prévue pour la
nuit suivante.

Simone ne viendrait donc pas le
retrouver. Délicieuse Simone qui n’hésitait pas à franchir par ces temps
incertains les quarante kilomètres qui les séparaient, pour venir le rejoindre
chaque fin de semaine au Centre d’Instruction des Recrues Européennes de Tong,
où il se trouvait momentanément détaché.

Il avait fait sa connaissance à La Pagode sur les bords du petit lac, où
la jeunesse d’Hanoi avait l’habitude de se réunir. Il régnait dans ce salon de
thé une atmosphère beaucoup plus libre qu’au Cercle Sportif guindé et snob.

 

Cette jeune métisse l’avait
immédiatement séduit.

Grande, mince, provocante, il se
dégageait d’elle une sensualité qui ne le laissait pas insensible. Elle devint
très vite sa maîtresse.

 

Elle lui apportait avec sa joie
de vivre, sa spontanéité et ses rires d’enfant, chaque week-end, un bonheur
qu’il savourait voluptueusement. Simone était belle. Ils étaient jeunes, et
leur amour ardent. Leurs étreintes enfiévrées.

Le reste du temps, il vivait
seul, absorbé par son métier. Métier d’autant plus facile que les recrues,
après leur dur apprentissage à Cha-Pa[1], au
pied du Fan Si Pan[2]
étaient dociles et bien dressées.

 

Sa qualité d’officier lui
procurait de nombreuses satisfactions, notamment d’amour-propre. D’origine
modeste, orphelin de bonne heure, il n’aurait pu, sans son grade, être admis
dans ce qu’on appelait alors la bonne société.

 

Il existait dans ce Tonkin coupé
du monde extérieur des préjugés bourgeois fortement enracinés, et les plus
acharnés à les défendre étaient souvent ceux qui, de par leurs fonctions,
jouissaient d’une position sociale qu’ils n’auraient jamais pu espérer en
France.

Pierre n’était pas dupe, mais il
jouait le jeu, car sa nature le poussait à séduire et à être adopté. Dans ce
domaine il avait parfaitement réussi, et bien des mères de famille le couvaient
d’un regard attendri et intéressé.

Brun, les yeux noirs, la taille
au-dessus de la moyenne, il était bien fait de sa personne. Il plaisait. On le
trouvait sympathique. Son intelligence vive et souple était plus intuitive
qu’objective. La spontanéité de ses réactions et ses rapports avec ses
semblables démontraient que son cœur l’emportait le plus souvent sur la raison.
Il changeait facilement d’humeur. La nature de ses actes et les jugements qu’il
portait dépendaient souvent, trop souvent, de l’émotion du moment.

Charmer son entourage l’incitait
à rechercher et quelquefois même à créer des situations qui lui permettaient de
briller. Mais le contentement qu’il pouvait en attendre risquait à tout moment
d’être atténué par la simple idée que l’on puisse critiquer son comportement.
Il savait intelligemment se montrer de mauvaise foi et de parti pris. Il
l’admettait volontiers avec ses intimes et la discussion se terminait alors dans
une bonne humeur générale.

Le rire lui était familier, ainsi
que les divertissements qu’il affectionnait particulièrement. Ce désir de la
satisfaction, son goût du confort, ne facilitaient pas toujours la bonne
gestion de son budget, bien qu’il ne lui arrivât, en aucune façon, d’être à
court d’argent. Il n’empruntait jamais ; en revanche il ne savait pas
refuser une avance à un ami provisoirement démuni. C’était le contraire d’un
Harpagon. Au mess, il avait la cassette généreuse.

Il possédait le goût de
l’imprévu, et éprouvait le besoin de renouveler ses expériences surtout dans le
domaine affectif et, sur ce plan-là, il surmontait assez facilement ses déceptions.

 

N’aimant pas se soumettre aux
principes et préférant parfois même faire ce qu’il lui plaisait, il avait
tendance à négliger, à écarter de ses préoccupations, tout ce qui semblait lui
être imposé.

Il souhaitait généralement
obtenir des résultats immédiatement. Il était impatient, et souvent un certain
manque de persévérance ne favorisait pas la réussite de ses entreprises. Il
ressentait alors une sorte de découragement et pouvait, pour un temps très
court, sombrer dans un état de nihilisme profond.

 

Pour l’heure, sa nouvelle et
récente liaison avec Simone l’avait transfiguré. Il traversait une période
heureuse et son dynamisme et son optimisme naturels se manifestaient sans
réserve.

Ce qui le rendait encore plus
sympathique.

 

Madame Bellemont, dont le mari
occupait un emploi modeste dans l’administration, s’était juré qu’il
deviendrait son gendre.

Sa fille Geneviève était jolie,
blonde, rieuse, avec des fossettes qui lui donnaient un petit air espiègle,
mais elle était trop bien élevée, trop bien couvée, et Pierre n’aimait pas les
oies blanches.

Mieux, il les craignait.

 

C’est pourquoi, farouchement
jaloux de son indépendance, il manœuvrait, allant jusqu’à faire la cour à
Geneviève pour plaire à Madame Bellemont dont il redoutait les piques, tout en
prenant cependant bien garde de ne pas sombrer dans ses filets.

On ne lui ferait pas le coup du
canapé.

Il jouissait d’un confort
relatif, il n’avait besoin de rien, se contentait de peu, ne convoitait rien,
et était heureux de vivre. Ses vingt-cinq ans lui donnaient une certitude de
pérennité, et si comme l’affirmait un colonel d’un roman célèbre  » La
vie du soldat est une vie très rude, parfois mêlée de réels dangers
… »[3] il ne
s’en était pas encore aperçu.

Pourtant le monde entier était en
guerre.

 

En Europe, l’Allemagne était
systématiquement et méthodiquement détruite chaque jour par des bombardements
incessants.

 

En Asie, les Japonais, talonnés
par les Américains, devenaient nerveux et inquiets. Cependant, ils tenaient,
encore fermement à l’aube de ce 7 mars 1945, l’Indochine française sous leur
contrôle.

 

Dans la capitale fédérale, une
partie de l’état-major français, à l’insu du gouverneur général, complotait et
échafaudait de nombreux plans offensifs et défensifs, tous plus audacieux les
uns que les autres.

Les directives venaient de
l’extérieur.

 

Il était grand temps et le moment
opportun, pensait-on dans le cercle intime du général commandant en chef, de se
débarrasser enfin de l’envahisseur nippon qui s’était imposé par la force et
foulait le sol de cette seconde patrie depuis quatre trop longues années.

La résistance civile s’organisait
également. Malheureusement, des maladresses, des imprudences insensées avaient
été commises. De jeunes inconscients, fiers de leur importance, exhibaient sous
le couvert du manteau, pour épater la galerie, des pistolets-mitrailleurs et
des armes de tous calibres. Certains se rendaient à La Pagode avec un
revolver sous la chemise ou à la ceinture.

Du mauvais western.

D’autres indiscrétions, beaucoup
plus graves, plus sérieuses, avaient permis aux services du contre-espionnage japonais
de suivre le développement de ces activités secrètes.

 

Les Japonais, bien informés,
savaient donc à quoi s’en tenir. Ils ne s’étaient d’ailleurs jamais fait
d’illusion sur la soi-disant collaboration française, qui en vérité n’avait
jamais réellement existé. Il n’y a pas eu de traîtres ou de collaborateurs
français notoires en Indochine.

 

Pour ces raisons, et d’autres
plus politiques, ils préparaient soigneusement et secrètement leur coup de
force.

Pierre Malroy avait naturellement
entendu parler, comme tout le monde, mais très vaguement, des plans offensifs
et défensifs de l’état-major français.

Le dernier en date au Tonkin
consistait, semblait-il, à abandonner dans un premier temps les villes du delta
aux Japonais pour se réfugier dans la région montagneuse où des caches d’armes
avaient été constituées à la suite de parachutages effectués par les bases
alliées de Kunming et de Calcutta. Pierre n’avait pas été pressenti pour
participer à ce genre d’opération, mais un de ses camarades mis dans le coup
lui en avait parlé.

Le plan prévoyait ensuite un
harcèlement de l’ennemi en prenant appui sur la frontière chinoise, amie et
alliée, dans l’attente d’un débarquement libérateur.

 

Car d’aucuns croyaient fermement
à une venue des Américains sur les côtes d’Annam, dans la région de Vinh
notamment, ou plus au nord sur les plages de Sam Son.

 

On disait aussi que la baie
d’Along terrestre, dans le Thanh Hoa, avec ses rochers percés de grottes, était
une base idéale, et pouvait offrir de nombreux refuges, cette bande de terre
présentant les mêmes particularités que la prestigieuse baie d’Along, la mer en
moins.

On disait beaucoup de choses et
n’importe quoi… les rumeurs les plus fantaisistes circulaient semant chez
beaucoup le doute, l’angoisse et la crainte.

 

Pierre, toujours maussade, son
café noir brûlant et amer rapidement avalé, quitta aussitôt l’hôtel pour se
rendre à pied vers les longs bâtiments jaune et ocre à vérandas qui abritaient
les jeunes recrues.

Le crachin s’était remis à
tomber, poissant encore tout, ce qui le rendit encore plus maussade. Il était
en retard. Comme toujours.

Henri, en survêtement,  déjà sur place, s’activait et se donnait
beaucoup de mal pour rassembler dans la cour le Troupeau, comme il
l’appelait affectueusement, et l’entraîner au pas de course en direction des
rizières et des Trois Mamelles[4] pour
un cross-country d’une heure.

Brun, petit, trapu, les cheveux
en brosse et le nez écrasé, avec son air bon enfant et rieur, il attirait
toutes les sympathies.

 

Pierre l’aimait comme un frère.

Issu d’un père chinois et d’une
mère française, Henri était né à Shanghai.

C’était pour lui la plus belle
ville du monde. La concession française, très bien administrée, était, selon
lui, un modèle du genre.

Il était intarissable. Il en
parlait, sans cesse, avec beaucoup d’enthousiasme et d’émotion. Il en rêvait et
souhaitait y retourner aussitôt après la fin de la guerre.

 

– Pierre, lorsque cette guerre
sera terminée, il faudra que tu viennes à Shanghai avec moi.

– Pourquoi pas, répondit Pierre,
pour lui faire plaisir.

Cette réponse déclencha une
longue tirade.

– Tu verras… Comme je te l’ai
déjà dit, la vie à Shanghai était facile. Il est vrai que nous étions des
enfants plutôt privilégiés.

« Le Collège Municipal, le
Cercle Sportif avec sa piscine olympique et ses très nombreux courts de tennis,
appelé le French Club, beaucoup d’étrangers et de riches chinois le
fréquentaient, l’A.S.F. (l’Association Sportive Française) et sa célèbre équipe
de football, le Cercle Français de la route Vallon, constituaient tout notre
univers. Le Cercle Sportif était mon endroit préféré, à moins de deux cents
mètres de chez moi, il possédait une salle de réception immense où était
organisé, avec éclat, une fois par an, le bal des provinces françaises… en
hiver la piscine était recouverte de planches, nous y disputions des matches de
badminton.

« Nous avions un très beau collège
avec un magnifique terrain gazonné. Monsieur Kelly, notre très sympathique
professeur d’éducation physique nous avait donné la passion du football, je
jouais avant-centre… c’était un Irlandais francophone, sec comme un pied de
vigne, sans doute buvait-il beaucoup de whisky, la peau de son cou était aussi
rouge que celle d’un dindon. Nous avons toujours défendu honnêtement les
couleurs du collège, nous avons même été, une année, champion scolaire en
éliminant la redoutable équipe de l’école Saint François Xavier, située dans la
concession internationale… match mémorable qui s’est joué sur un des terrains
de sport du Race Course, le fameux Champ de courses de Shanghai, fréquenté par
un nombreux public et…

– Interdit aux Chinois, coupa
Pierre.

– Mais non, qui t’a dit cela ! Les
Chinois sont joueurs.

Ils fréquentaient également le
Canidrome[5] et le
Jai-Alai[6]. Mais
c’est vrai qu’il existait à l’intérieur des bâtiments du Race Course un club
très privé avec à l’entrée l’inscription :

 » No Chinese and no
dogs allowed  »

– Inscription raciste regrettable,
souligna Pierre indigné.

– Tu as raison. C’était, le moins
que l’on puisse dire, stupide, irréfléchi et maladroit. Un domestique chinois a
sans doute placé cette pancarte, risqua Henri en plaisantant.

– Soyons sérieux, répliqua Pierre.

– D’accord, cette inscription
inconvenante est à l’origine du supposé racisme affiché par tous les Européens.
Elle a servi de symbole pour le démontrer. Tu n’ignores pas que de nombreux
clubs privés de par le monde se comportent souvent de la sorte pour écarter les
postulants qu’ils ne souhaitent pas accueillir. Sais-tu qu’à Tokyo à la porte
de certains bars tu peux lire : « Japanese only ».

Beaucoup de sottises ont été
proférées sur les rapports entre étrangers et Chinois. Il a même été écrit que
des écriteaux étaient placés aux entrées de la concession française avec
l’inscription :

 » Interdit aux chiens et aux
Chinois  »

Quelle ânerie !

Nous aurions été bien seuls
n’étant que quatre mille Français au milieu de cette fourmilière…au collège un
de mes meilleurs amis était Chinois, comme moi !

Si racisme il y avait, il ne
devait pas être à sens unique. Personnellement je ne l’ai jamais constaté. Cela
dit, il est certain que le racisme existe, mais encore faut-il bien le
localiser et ne pas utiliser ce mot à tort et à travers…

Mais revenons à mon collège, nous
étions une petite vingtaine par classe, garçons et filles, de toutes origines, une
mixité placée sous le signe de l’égalité et de l’amitié. Nous aimions et étions
fiers de notre collège. Nos relations avec les profs étaient ouvertes, sincères
et bienveillantes. Ils savaient se faire respecter. On ne chahutait pas en
classe… nous avions cependant l’occasion de les critiquer ou plutôt de les
caricaturer une fois par an lors de la Saint Charlemagne. Cette fête se situait
au mois de janvier.

Un après-midi récréatif et un
savoureux goûter étaient offerts aux élèves, le spectacle était organisé par
les plus grands et se terminait par la revue des profs, pièce non censurée
écrite en vers libre. Je faisais partie de ceux qui étaient sur scène. On
présentait des pièces de Courteline, de Tristan Bernard, des comédies diverses,
j’adorais jouer.

– Tu as manqué ta vocation,
insinua Pierre en souriant.

– Peut-être, le cinéma aussi me
passionnait. Les salles étaient luxueuses, climatisées, j’ai vu tous les films
de la grande période d’Hollywood, des films formidables, merveilleux comme Autant
en emporte le vent en 1939 avant de quitter
Shanghai. Les films français étaient rares
Trois de Saint Cyr,  Le Golgotha, La crise
est finie, La Coqueluche de Paris
avec Danièle Darrieux dont j’étais très amoureux…

Ce souvenir émouvant le rendit
soudain muet.

 

Cette période heureuse, dans cet
univers clos en dehors du monde qui était le sien, allait être bouleversée par
la folie des hommes et son paradis disparaître. La guerre, commencée en
septembre 39 en Europe, devait très vite s’étendre dans toute l’Asie.

 

Alors qu’Henri venait, ses études
secondaires terminées, de s’inscrire à l’Aurore, la prestigieuse université des
Jésuites, pour y suivre les cours de droit, l’appel du général de Gaulle
l’ébranla.

L’aventure le tentait. Il prit
directement contact avec les Anglais.

Ces Anglais avaient ouvert un
bureau de recrutement sur le Bund, dont le but était d’acheminer, dans
un premier temps vers l’Egypte, via Hongkong, les Français qui souhaitaient
rejoindre la France libre. Malheureusement pour lui, son père, informé par
celui qui, dans la concession française, recrutait les volontaires pour le
compte des Anglais, l’empêcha de mettre son projet à exécution.

Furieux et dépité il obtint
cependant l’autorisation paternelle de s’engager pour la durée de la guerre et
c’est ainsi que les autorités consulaires et municipales restées fidèles au
gouvernement de Vichy l’expédièrent en Indochine et non à Londres.

 

Après avoir suivi avec succès les
cours d’E.O.R. à Tong, nommé Aspirant de réserve, il se retrouva sur place,
avec Pierre, instructeur des nouvelles recrues.

 

Reprenant ses esprits après cette
longue et touchante évocation, Henri s’étant assuré que tout son monde, qui
attendait patiemment le signal du départ, était bien présent et bien aligné
dans la cour devant le bâtiment principal, ordonna :

– En colonne par trois.
Garde-à-vous. Pas de gymnastique,  direction
la sortie.

Après le départ de la troupe,
allumant sa première cotab[7]
,
Pierre se réfugia près de l’unique poêle à demi éteint, dans le bureau
du capitaine encore absent pour savourer sa cigarette et prendre connaissance
des derniers détails du thème de la manœuvre de nuit prévue.

Comme engourdi, il n’arrivait pas
à fixer son attention.

Le temps y était sûrement pour
quelque chose.

Il tenta d’appeler Simone au
téléphone, en vain.

La ligne ne fonctionnait pas.

Une étrange sensation l’envahit.
Il lui apparut soudain que ce qu’il faisait ne servait à rien.

Qu’il perdait son temps.

D’importants et graves évènements
se préparaient, il le pressentait confusément, mais quoi…il n’en savait rien.

Pour se secouer, il sortit
reprendre un café et regagna, toujours à pied, l’hôtel tout près. Puis la
journée s’étira sans incident notable. La manœuvre de nuit, commencée à vingt
heures, se termina dans la plus grande confusion le lendemain matin à trois
heures.

Les légionnaires figurant
l’ennemi s’étaient, à l’assaut final, beaucoup amusés à effrayer les jeunes bécons[8]
comme ils appelaient les recrues, en les attaquant, baïonnette au canon,
et en hurlant à la japonaise comme des possédés.

 

Il  fallut, avant de rentrer au camp, l’énergique
intervention du capitaine Manelli pour retrouver et libérer deux jeunes soldats
que les légionnaires voulaient embarquer avec eux dans leurs cantonnements
comme prise de guerre.

Le lendemain l’impitoyable
sonnerie le réveilla à six heures précises.

Écrasé de fatigue, il n’avait
dormi que deux heures à peine, Pierre se retourna dans son lit avec la ferme
intention de se rendormir. Mais, très vite son sens du devoir reprenant le
dessus, il se leva d’un bond, se rasa et se doucha à l’eau glacée pour
retrouver la forme.

Il avait la responsabilité du
camp.

Le capitaine Manelli lui avait
dit quelques heures plus tôt qu’il ne viendrait pas aujourd’hui.

 

Des affaires à régler à Hanoi. Le
café noir et brûlant avalé d’un seul trait lui remonta le moral et chassa
complètement sa fatigue.

Aussi, c’est d’un pas alerte
qu’il se dirigea vers le camp d’instruction.

 

Dans le courant de la matinée un
coup de téléphone de Manelli l’informa qu’un exercice d’alerte était prévu pour
le soir même, et qu’il devait rejoindre immédiatement son unité. Elle
stationnait dans un gros village situé à une dizaine de kilomètres de Tong.

 

Le troisième bataillon, du 4ème
Régiment de Tirailleurs Tonkinois sous les ordres du colonel Vicaire basé à Nam
Dinh, campait effectivement depuis plusieurs mois à Song Dong. Il avait été
placé là pour couper, en cas d’attaque, la route aux Japonais basés à Xuan Mai
et permettre aux troupes et à la garnison de Tong de se replier vers le nord en
direction de la frontière chinoise.

Pierre fut tout heureux de
retrouver son commandant de compagnie, pour lequel il éprouvait une grande
admiration, ainsi que son vieil ami Le van Quat.

Il fut convié à assister dans
l’après-midi au briefing du chef de bataillon qui annonça à tous les officiers
réunis qu’il s’agissait en fait non pas d’un exercice mais d’une véritable
alerte.

 

Toutes les troupes étaient
consignées. La nouvelle n’eut aucun effet particulier sur l’assistance. Ce
n’était pas la première fois que les troupes étaient placées en état d’alerte.

L’attaque japonaise, maintes fois
annoncée et redoutée, ne s’était jamais produite. Des rires fusèrent, des
plaisanteries furent lancées mais le commandant ayant insisté sur la gravité
des informations qu’il avait reçues le matin même d’Hanoi, l’atmosphère se
tendit et les visages se firent plus graves.

On se sépara enfin pour aller
prendre position sur les emplacements prévus.

 

La compagnie de Pierre se
trouvait sur la partie la plus avancée du dispositif de défense, sa section et
celle du lieutenant Quat devant subir le premier choc de l’ennemi. En attendant
que ce dernier se manifeste, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre.

 

Pour occuper les hommes, on leur
fit creuser des trous encore plus profonds et consolider les emplacements. Il
se remit à crachiner, ce qui n’allait pas tarder à devenir insupportable.

 

Le van Quat et Pierre s’étaient
installés, enveloppés dans leur capote au drap épais et lourd, à même le sol
dans un coin de rizière encore asséché, le dos appuyé sur une diguette. Une
réelle et solide amitié les unissait malgré leur grande différence d’âge.

Le vieux tonkinois appréciait le
caractère ouvert et franc du jeune homme.

Il aurait pu être son père. Il
avait beaucoup vécu, s’était marié une première fois en France au cours de son
passage à l’école militaire de Saint-Cyr, mais était revenu au pays de ses
ancêtres, après la mort accidentelle de sa femme et de son fils, pour se
remarier peu après avec une compatriote. Une belle et jeune enfant de seize ans
qui lui avait réappris à sourire et qui lui réchauffait le cœur.

Le van Quat savait beaucoup de
choses. Il était de bon conseil.

 

Il expliquait à Pierre l’âme et
la mentalité de ses compatriotes, l’art de les commander, les erreurs à ne pas
commettre. Il lui expliquait la vie.

Pour Quat, un homme ne pouvait
vraiment se réaliser, être complet que s’il arrivait à fondre en lui les
civilisations orientale et occidentale.

Le véritable équilibre était là.

 

Ils bavardèrent ainsi longtemps, fumant
cigarette sur cigarette.

 

La nuit les surprit alors qu’ils
philosophaient encore sur le sens de l’existence, sur la mort. Le destin des
hommes.

– Dieu a peut-être décidé de nous
rappeler à lui cette nuit, hasarda Pierre en baissant la voix sans trop y
croire.

– Dieu n’existe pas, répondit
Quat. Je viens de te le dire.

Il a été inventé par les hommes.
Notre univers, notre planète sont le fruit du hasard. Hélas ! Les fruits sont
souvent amers. La nature parfois très cruelle.

Il suffit de regarder autour de
soi. Les tremblements de terre, les cataclysmes, les épidémies, les tueries
sont un démenti accablant à l’existence d’un Dieu miséricordieux et amour.

Nul n’est besoin de croire pour
espérer et entreprendre…

– Vous avez peut-être raison,
enchaîna Pierre pour dire quelque chose, mais la vie sans spiritualité n’a
aucun sens.

Quat resta un moment silencieux,
puis comme se parlant à lui-même, dit à haute voix :

– Il est sans doute préférable de
croire en Dieu. Les enfants croient bien au Père Noël. Croire peut donner un
sens à la vie, mettre un peu de poésie dans l’existence.

Il ne craignait pas la mort. Il
craignait la souffrance et plus particulièrement les infirmités de l’âge.
Plutôt mourir que finir gâteux. Pierre, fasciné, écoutait attentivement cet
homme vieillissant, revenu de tout, aux gestes lents et à la voix grave.

 

A chaque bouffée de cigarette que
Quat aspirait avec volupté et recueillement, religieusement, il découvrait dans
l’obscurité le visage de son ami à la peau tendue, fine, sans une ride, qui
avait pris avec l’âge l’aspect d’un vieil ivoire.

Une tête de bouddha au sourire
indéfinissable, doux et bienveillant.

– As-tu déjà fumé de l’opium ?
demanda Quat brusquement.

– Oui, j’en ai goûté deux ou
trois fois… pour voir, répondit Pierre embarrassé.

– Et tu as été malade. Vois-tu,
chez nous les jeunes ne fument pas, ce n’est pas bon, seuls les vieux fument,
ça aide à supporter les douleurs et à prolonger la vie.

 

Prolonger la vie. Ces mots
sonnaient étrangement dans la nuit hostile avec la mort en face.

Des hommes apportèrent dans des
gamelles le dîner du soir.

 

Les deux officiers se
redressèrent, toujours assis côte à côte, pour avaler en silence leur soupe
fumante et leur bol de riz surmonté d’un filet de poisson arrosé de Nuoc
Mam pimenté.

La nuit était maintenant
complètement noire. Il faisait froid, humide.

Pierre songeait. Fatigué par sa
nuit blanche précédente, il était dans un état second, à demi éveillé, les sens
engourdis. L’abus de café lui donnait une sensation d’irréalité. Il était là,
mais ne comprenait pas pourquoi.

Il n’arrivait pas à concevoir
qu’il pût mourir d’un moment à l’autre.

Etre tué. Pourquoi les hommes
s’entretuaient-ils ?

Quand deviendraient-ils
raisonnables, vraiment adultes ? Jamais sans doute. Le van Quat avait raison,
la mort n’était rien. S’il devait mourir, qu’il soit tué sur le coup. Sans
souffrance. Ici même sur cette terre froide le dos appuyé sur la diguette, dans
sa capote trempée, lourde comme une pierre tombale.

Simone ? Que faisait-elle ?
L’amour avec un autre ?

Il chassa très vite cette pensée
désagréable, ce soupçon qu’il éprouvait pour la première fois. Décidément un
week-end sans elle le rendait dépressif et jaloux.

Il se sentit ridicule et les
autres, tous les autres… Madame Bellemont, Geneviève.

 

Hanoi lui semblait bien loin.

Hanoi – ville captivante,
attachante, avec ses deux lacs, ses digues, ses quartiers commerçants animés,
bruyants et colorés, aux odeurs spécifiques qui vous guidaient dans les rues
des cuivres, la rue du coton, la rue de la soie, la rue du papier, la rue du
chanvre, ses nombreuses pagodes, la pagode de Jade, la pagode de Grand Bouddha,
son quartier résidentiel bien tracé, ses belles avenues bordées de flamboyants
et de frangipaniers, son épais manteau de verdure la protégeant des chaleurs
torrides de l’été, et son fleuve , avec ses bancs de sable, large, majestueux,
rouge de tous les limons arrachés aux flancs des montagnes lointaines, et ses
couchers de soleil étincelants.

Oui, Hanoi était bien loin et
pourtant si proche.

C’était une ville paisible,
indolente, où tout lui semblait facile, où il faisait bon de vivre.

Tout cela était loin, bien loin.

 

Les dîners de Madame Bellemont,
la vie mondaine, La Pagode, le cercle sportif
et sa luxueuse piscine.

Vanité des vanités.

 

Madame Bellemont était une femme
infatigable, s’occupant de tout, s’immisçant partout. Bien que son mari ne fût
qu’un fonctionnaire peu important, sans éclat, elle recevait beaucoup. Certains
murmuraient sur l’origine de ses revenus, mais se taisaient bien vite.

 

Intrigante, audacieuse, elle
avait ses entrées privées au gouvernement général. Pierre lui avait été
présenté au hasard d’une réception.

 

Il habitait alors près du jardin
botanique chez un vieillard solitaire, le père d’un ami muté dans le sud depuis
longtemps pour avoir imprudemment affiché un jour au mess ses sympathies
gaullistes. Pour d’autres qui souhaitaient changer d’atmosphère, c’était devenu
par la suite un moyen habile d’être dirigé sur Saigon. Il suffisait pour cela
de proclamer tout haut son intention de traverser la frontière chinoise pour
rejoindre les Forces françaises libres.

 

Pierre occupait une pièce du
rez-de-chaussée et jouissait d’une totale indépendance. Le vieil homme occupait
l’étage supérieur et ne quittait sa chambre et ses pipes que pour arpenter les
boulevards avoisinants, son exercice quotidien, appuyé sur une canne en greenheart
au pommeau ivoire et argent, dans laquelle était glissée une dague effilée
qu’il maniait nerveusement, fouettant l’air autour de lui.

 

Etant méfiant de nature, il
redoutait toujours d’être agressé. Un vieux misanthrope, raffiné, égoïste, qui
après avoir fait fortune dans toutes sortes de trafic, s’était retiré du monde
au milieu de ses trésors.

Il avait cherché à initier Pierre
aux plaisirs de la drogue. Comme tous les véritables fumeurs, il aimait avoir à
ces moments-là une présence amie et complice.

Par politesse, mais surtout par
curiosité, Pierre avait accepté plusieurs fois de venir s’allonger près de lui
sur son bat-flanc.

L’opium était d’excellente
qualité. Un opium conservé dans de petites boites métalliques jaunes en
provenance du Laos et vendu par la Régie. Le meilleur opium du monde, au faible
taux de morphine. Mais Pierre n’en avait vraiment retiré aucune satisfaction.
Son tempérament actif et fougueux ne le prédisposait pas à ce genre de plaisir.
De plus, il craignait de perdre sa virilité, ayant entendu dire que l’opium quoique
peu toxique à dose raisonnable, avait pour effet majeur d’endormir les appétits
sexuels chez l’homme. C’était, paraît-il, le contraire pour les femmes.

La présence de Pierre, pour le
vieil homme, était rassurante. Il avait cédé à la demande de son fils, non pas
tant pour lui faire plaisir ou rendre service à Pierre que pour avoir, par ces
temps peu sûrs, sa confiance en ses domestiques étant très limitée, un chien de
garde à l’entrée.

Pierre était un mauvais chien de
garde.

Il n’était jamais là. Il passait
presque toutes ses soirées en ville, ne refusant jamais une invitation à dîner.
Il s’y ennuyait souvent mais préférait encore cela à la solitude.

Dans ces dîners, les rites
étaient immuables du début à la fin, les mêmes chez tous. Immanquablement, le
repas terminé, chaque invité reprenait au salon la place qu’il avait occupée
avant de passer à table.

Pierre n’aimait pas se conformer
à cet usage et n’hésitait pas, malgré la réprobation muette de certains
caciques, à se débarrasser d’un raseur en papillonnant d’un fauteuil à l’autre.

 

La conversation était d’une morne
banalité. Elle ne s’animait que lorsque les convives parlaient des repas
gastronomiques d’avant-guerre ou des vins de France devenus introuvables.

La plupart du temps, les gens
prenaient surtout plaisir à parler d’eux-mêmes, de leurs petits problèmes, de
leur chère petite santé.

Le souvenir d’une soirée peu
ordinaire chez Madame Bellemont lui revint à l’esprit et le fit sourire.

Etrange dîner.

Madame Bellemont avait fait
dresser deux tables. A la table d’honneur qu’elle présidait, elle avait placé
parmi ses invités quatre jolies femmes avec leurs amants respectifs dont les
liaisons étaient connues de tout Hanoï.

Pierre, cela va de soi, avait été
ostensiblement installé à coté de Geneviève.

Les quatre maris, à une table non
loin d’eux, étaient l’objet des attentions constantes et enjouées de la
maîtresse de maison. Pierre, perplexe, se demandait quel avait été le but
véritable de cette machination et comment Madame Bellemont avait réussi à la
faire accepter par les maris mis à l’écart.

Quel prétexte avait-elle bien pu invoquer
?

Ce n’était probablement qu’un
subtil divertissement, un jeu de société raffiné pour le plaisir intime des
convives, offert par cette femme du monde habile et redoutable, en pleine
possession de son art.

Les maris ignorant leur infortune.

Quelle femme dangereuse ! Et
comme il avait eu raison de se méfier d’elle et de sa fille. Il eut une pensée
attendrie pour Geneviève, l’espace d’un éclair, mais l’image de Simone repassa
devant ses yeux.

Avant leur rencontre, ses
expériences amoureuses ne l’avaient jamais pleinement satisfait. Il lui restait
toujours un goût de cendre après ses nuits sans amour passées chez les
chanteuses du quartier de la gare ou de la digue Parrot.

 

Ses liaisons éphémères avec des
bourgeoises sans talent ne lui laissaient aucun souvenir.

Avec Simone, tout avait changé.
Ardente, voluptueuse, licencieuse, elle l’avait initié à l’érotisme. Certaines
caresses très précises lui revinrent à l’esprit et il se demanda où elle avait
bien pu acquérir cette science. Sûrement un don inné. Il frissonna. Il était
bien. Elle était là tout près de lui. Son parfum le troubla.

Il s’assoupit lentement,
engourdi, perdu dans ses pensées.

Vers trois heures du matin,
l’alerte fut levée et Pierre prit immédiatement congé de Quat et de son capitaine.

– Je retourne à l’hôtel pour
essayer de dormir un peu, je suis crevé.

– N’oublie pas de laisser ton
revolver et les cartouches au magasin, malgré ta hâte bien compréhensible de
nous quitter, lui répondit Quat avec un sourire ironique mais amical.

– Je vous le confie, prenez-le,
je n’ai ni la force ni le courage de retourner au village. Quant à Simone, vous
vous trompez, elle ne viendra pas cette fois-ci.

 

Le retour à Tong à bicyclette,
sous la pluie fine et poisseuse, dans la nuit noire, lui parut interminable. Il
arriva à l’hôtel complètement exténué, la capote lourde et ruisselante.

 

Le matin du 9 mars le trouva
épuisé, vidé, titubant de fatigue.

Pierre Malroy aimait son métier,
certes, mais que diable, faire ânonner des heures durant des jeunes recrues
l’avait rendu de méchante humeur.

Il est vrai qu’après deux nuits
consécutives sans sommeil, et des dizaines et des dizaines de kilomètres
parcourus à pied ou à bicyclette sous la pluie, il avait des excuses. Tous les
autres devaient être, comme lui, dans le même état de fatigue et de nervosité.
Qu’importe, cela ne changeait rien au sien.

Il avait le sentiment d’avoir
gaspillé son temps inutilement.

Une journée d’ennui, de vide.
Cette sensation du temps perdu l’agaçait.

La nomenclature des pièces, le
démontage et le remontage, les yeux bandés ou non, de la mitrailleuse
Hotchkiss, modèle 14 modifié 18, n’offraient plus aucun charme pour lui.

Non, vraiment aucun.

Il ne verrait pas Simone ce
week-end. La vie était mal faite. L’image de sa jeune maîtresse aux lignes si
pures, à la peau fine, souple et soyeuse, l’évocation de certaines étreintes le
troubla un instant, mais ne lui ôta pas cette espèce de découragement qui
l’envahissait.

A peine arrivé dans sa chambre,
il se déshabilla prestement, jetant contrairement à son habitude, pêle-mêle ses
vêtements sur le sol.

Il prolongea par plaisir sa
douche. L’eau chaude coulait le long de son corps, ruisselant de ses épaules
sur ses reins, sur son ventre et ses cuisses en longues et voluptueuses
traînées caressantes.

Tout engourdi qu’il était, il
serait resté éternellement dans cette atmosphère amollissante de bain turc, les
yeux fermés, les mains prenant appui sur la paroi de mosaïque, vacillant sur
ses jambes, prêt à sombrer dans le néant, s’il n’avait été rappelé à la vie par
des coups redoublés, frappés à sa porte.

Henri venait le chercher pour
dîner. Il était 7 heures et demie. Il était resté près d’une heure sous l’eau,
hors du temps, coupé du monde. Reprenant doucement conscience, il lui sembla
revenir d’un au-delà étrange et indéfinissable.

– Alors on y va, j’ai faim ! cria
Henri en pénétrant brusquement dans la chambre.

– Passe-moi mon peignoir, lui
répondit Pierre.

Pendant qu’il se frottait
vigoureusement le torse et les jambes avec son eau de toilette, Henri, bien
calé dans l’unique fauteuil de la pièce, se servit royalement un verre de
cognac.

– Je t’en prépare un ?

– Oui, s’il te plait, avec du
soda.

– Au fait, Pierre, tu connais la
dernière ?

– Non, il y en a tellement.

– Il paraît que la Sûreté a
découvert des tracts rédigés en français, que les Japonais, pour annoncer
qu’ils prennent en main le contrôle de toute l’administration, se préparent à
distribuer et à placarder demain matin sur tous les murs…

– Quand ?

– Demain matin.

– Où ?

– à Hanoi, Haiphong, enfin un peu
partout.

– Qu’est-ce que tu racontes ?
répliqua Pierre tout en continuant à se frotter le cou et les épaules, les
troupes ont été déconsignées à 17 heures après la nouvelle petite alerte d’une
heure de cet après-midi.

– C’est exact, mais il n’empêche
que selon la Sûreté, les Japonais vont attaquer cette nuit, c’est Manelli qui
me l’a dit.

– Manelli ? Tu rigoles, ce n’est
pas sérieux.

– Si, si, je ne plaisante pas !  Bah !  Après
tout, allons dîner, il ne faut pas que cela nous coupe l’appétit. J’ai une faim
de loup.

– Moi aussi. Allons-y.

 

A peine s’étaient-ils installés
dans le décor familier de la salle à manger de l’hôtel Bellevue, un deuxième
Martel soda rapidement avalé, que soudain, dans le silence ouaté du soir, un
clairon se fit entendre. C’était celui de la Légion étrangère qui sonnait cette
fois-ci  La générale.

Il faut avoir entendu La générale
de nuit, dans l’attente d’une attaque meurtrière, pour en apprécier
l’effet. On ne peut l’écouter sans tressaillir. La fatigue, la tension nerveuse
avaient rendu Pierre plus sensible que de coutume. Il trouva cette sonnerie
lugubre mais non sans beauté. Elle lui donna la chair de poule.

A la troisième reprise, les
dîneurs, en majorité des militaires, s’interrogeant du regard, comprirent que
quelque chose d’anormal, d’insolite, de grave se passait.

Soudain un officier, plus averti
mais qui manifestement avait perdu son sang-froid, fit irruption dans la salle
en hurlant :

– Alerte générale ! Les Japonais
attaquent ! Sortez, foutez le camp…à vos postes !

On ne pouvait mieux faire pour
semer l’affolement, la panique.

Pierre et Henri se jetèrent un
bref coup d’œil et ne purent s’empêcher de penser à leur conversation.

Ainsi, cette fois, c’était vrai.
La menace japonaise était réelle. Des agents de la Sûreté l’avaient annoncée,
mais le Grand Quartier Général (G.Q.G.) d’Hanoi ne les avait pas pris au
sérieux, ne les avait pas crus.

Mieux encore, les troupes avaient
été déconsignées.

Les officiers et sous-officiers
mariés étaient, après la fin de la petite alerte d’une heure de l’après-midi,
rentrés tranquillement chez eux comme ils le faisaient tous les soirs. Les
célibataires, pour la plupart, dînaient en ville.

 

Aussi surprenant et incroyable
que cela puisse paraître, le Haut commandement militaire français se laissa
surprendre.

Cependant de nombreux indices
auraient dû l’alerter.

En effet, dès la fin du mois de
février 45, des informations obtenues par la Sûreté indiquaient que la fête du
Têt ne se terminerait pas sans que les Japonais ne prennent le contrôle de
toute l’administration de l’Indochine. En 1945, les festivités du Têt
s’achevaient le 10 mars.

Le 8 mars, dans l’après-midi, le
commissaire Fleutot remet lui -même des informations très précises au chef du
B.S.M. (Bureau de la Sécurité Militaire) et au chef d’état-major de la division
du Tonkin.

Toutes les autorités civiles et
militaires sont donc bien informées de tous ces indices.

Le général Mordant est sceptique
et n’apporte que peu de crédit aux indications de la Sûreté. Il avait été, bien
qu’étant à la retraite, à l’insu du gouverneur général, désigné pour organiser
la résistance, ses directives venant du gouvernement provisoire d’Alger.

Le général Aymé, commandant supérieur
des troupes en Indochine a une attitude identique. « Il baille à
plusieurs reprises et s’impatiente
. » Il semble peu intéressé par les
renseignements, qualifiés de romans par son entourage, que lui transmet son chef
d’état-major.

Décidément les Japonais avaient
bien manœuvré, bien préparé leur coup.

Par légèreté, incrédulité et imprévoyance,
le Haut commandement est mis hors de combat avant même que l’attaque japonaise
ne se déclenche.

Pour tromper la méfiance des Français,
ils étaient allés jusqu’à inviter le G.Q.G. et ses officiers d’état-major, les
généraux Aymé et Mordant en tête, sinon à sabler le champagne devenu trop rare,
du moins à lever un verre à la santé du maréchal Pétain et à l’amitié
traditionnelle et indestructible franco-japonaise.

Pour accepter une telle
invitation alors que l’atmosphère était lourde de menace, que tout laissait
prévoir un affrontement, il fallait être aveugle ou borné.

Au cours de la réception offerte
par le Haut commandement japonais, tous ces officiers supérieurs et leurs
collaborateurs apprirent ainsi, qu’en fait, ils étaient arrêtés. Ils allaient
aussi apprendre à connaître les traits de caractère du Nippon, exprimés par un
de leurs poètes[9].
Imaginant trois grands capitaines
japonais devant un coucou japonais qui ne se décide pas à chanter, le premier
lui dit :

– Si tu ne chantes pas je vais
t’inviter à chanter.

Le second :

– Si tu ne chantes pas je vais te
tuer.

Le troisième :

– Si tu ne chantes pas
j’attendrai que tu chantes.

Voilà en quelques vers, bien
traduits, la ruse et la brutalité de ce peuple déconcertant et sa capacité de
patience.

Pour l’heure, la ruse et la brutalité
étaient employées.

 

 

Dans la salle à manger, le
premier moment de surprise passé, le sentiment d’un danger imminent s’empara
des dîneurs. Un grand remue-ménage s’ensuivit.

Tables écartées, chaises
renversées.

Pierre, tout d’abord interloqué,
se ressaisit très vite. Il devait rejoindre son unité le plus rapidement
possible.

Oui, mais comment ? Par quel
moyen ?

Se lancer seul, dans la nuit
noire sur la digue servant de route conduisant à Song Dong lui paraissait
déraisonnable. Etait-ce vraiment ce qu’il fallait faire ? Il fallait se
renseigner.

Faisant signe à Henri, ils quittèrent
l’hôtel pour se rendre au triple galop au camp d’instruction où ils arrivèrent
hors d’haleine.

Il y régnait un désordre
indescriptible.

Le spectacle qui s’offrait à
leurs yeux les déconcerta. Les recrues couraient d’un bâtiment à l’autre, en
s’interpellant, criant, jurant, hurlant, échangeant des armes et distribuant

des cartouches dans une atmosphère de chahut monstre.

Tout ce tumulte sembla grotesque
à Pierre. Les silhouettes bardées de cuir et de métal, armées jusques aux
dents, disparaissaient dans le noir des allées pour reparaître aussitôt en
pleine lumière aux abords des chambrées. C’était un spectacle hallucinant. Ces
ombres casquées, qui s’agitaient fiévreusement en tous sens, semblaient danser
un ballet. Celui de la mort probablement.

Qui donnait les ordres ?

Pierre suivi d’Henri, se dirigea
vers le bureau du capitaine.

Il trouva Manelli fumant
frénétiquement et gueulant ses ordres. Ses tics lui donnaient un air encore
plus comique que d’habitude. Il semblait débordé, et fut tout heureux de
retrouver ses deux jeunes officiers.

– Ah, enfin vous voilà,  je vous attendais.

– Mon capitaine que dois-je faire
? demanda Pierre.

– Quelles sont tes consignes ?

– Rejoindre ma compagnie à Song
Dong.

– Eh bien, qu’est-ce que tu
attends, débrouille-toi, tu ne dépends plus de moi.

– Où sont les Japs ? demanda
encore Pierre.

– Mais je n’en sais rien,
répondit Manelli agacé en haussant les épaules et en lui tournant le dos.

Pierre, après l’avoir contrarié,
l’embarrassait.

Le capitaine Manelli était
inquiet. Affronter les Japonais de nuit avec une poignée de jeunes recrues
inexpérimentées, sachant tout juste tenir un fusil, lui semblait dément. Il
était pressé de partir. Ses consignes étaient de filer vers le nord, avec pour
première étape le bac de Truong-Ha, au confluent de la rivière Noire et du
fleuve Rouge.

Après, ma foi, on verrait bien.

Pour l’instant, il fallait
décamper au plus vite. Tels étaient les ordres. Repli impératif dans la haute région.
L’attaque surprise des Japonais avait déclenché le plan baptisé  »Saint
Barthélémy ».

 

Ignorant Pierre, Manelli s’adressa
à Henri pour lui donner ses instructions.

Puis se ravisant, il se retourna
vers Pierre pour lui dire:

– J’aurais bien voulu te garder,
tu n’aurais pas été de trop. Fais bien attention à toi, Song Dong est loin. Adieu,
et…merde. Le capitaine avait raison : il n’avait plus rien à faire ici.

Pierre sortit du bureau en se
demandant comment il allait pouvoir rejoindre son unité. Le hasard le mit en
présence de la jeune recrue qui lui avait la veille prêté sa bicyclette.

Après quelques réticences mal
venues en cette heure, ce dernier consentit à la lui laisser, une fois encore.

– Vous me la rendrez, mon
lieutenant.

– Naturellement, mon vieux.

Paroles superflues. Risibles. Ce
brave garçon ne se rendait sûrement pas compte de la gravité du moment,
peut-être sans lendemain. Une bicyclette. Sa bicyclette.

C’est en quittant les dernières
paillotes de Son Loc, avant de s’engager sur la digue latéritée, que Pierre
réalisa à quel point la nuit était sombre. Pas une étoile dans le ciel.

Une nuit d’encre à ne pas
distinguer le bout de son nez.

L’humidité le fit frissonner.

 

Il fit demi-tour. Une envie de
rejoindre Manelli pour foncer avec lui vers la Haute Région, point de
ralliement pour faire face aux Japs.

Avisant un pousse-pousse, il lui
prit de force sa loupiote, indifférent aux cris et protestations du malheureux.
Puis, revenant en arrière,  il se dirigea
résolument  vers Song Dong.

 

Cinq kilomètres sur un vélo de
course, la tête penchée en avant en déséquilibre, sa longue capote de drap lui
battant les mollets, avec pour éclairage une bougie vacillante par une nuit
sans lune, sur une digue étroite, pleine de nids de poule, lui semblaient une
performance surhumaine, surtout après deux nuits sans sommeil.

C’était dénué de sens. Il se mit
à rire nerveusement.

Mais il n’avait pas le choix. Son
devoir était de rejoindre son unité.

Et vogue la galère !

Dans toutes les circonstances,
même les plus dramatiques, il ne pouvait s’empêcher d’être le spectateur de sa
propre vie. Il avait la sensation de jouer un rôle dont il n’avait pas encore
compris la logique.

Derrière lui, au loin, les
lumières de Tong s’estompaient.

Devant lui, le noir le plus
épais, impossible à percer. Il peinait, appuyant de tout son poids sur les
pédales, en s’efforçant d’avancer sans chuter, les yeux fixés sur la roue avant
faiblement éclairée.

Au premier pont il s’arrêta. Sans
raison.

Le conseil de Manelli ? Une sorte
d’appréhension subite ? Le pressentiment d’un  danger ? Ou tout simplement un réflexe
bêtement acquis à l’exercice ?

Il le traversa à pied, sans bruit.

A peine s’était-il remis en selle
et recherchait-il à retrouver son équilibre qu’un cri atroce dans la nuit
noire, un hurlement inhumain, le cri d’un porc qu’on égorge, le pétrifia, lui
glaça le sang.

 

Il en perdit pour de bon
l’équilibre et se retrouva à terre avec sa jambe gauche toute meurtrie sous la
bicyclette.

Le temps de se relever, les Japonais
étaient sur lui. Ils avaient surgi de chaque côté de la digue, baïonnette au
canon, comme des pantins diaboliques expulsés de leur boîte. Des pantins
redoutables et menaçants. Il y en avait une bonne douzaine.

La foudre en le frappant n’aurait
pas fait plus d’effet.

Pierre était abasourdi, ne
comprenait rien à ce qu’il lui arrivait. Il n’avait même pas peur, il était
décontenancé, ahuri, étonné.

Mais alors, son bataillon ?
Encerclé ? Hors de combat ? Dispersé ? Prisonnier ?

Son cerveau s’embrouillait, les
pensées les plus folles s’entrechoquaient dans sa tête.

C’était une erreur, un
malentendu, on ne pouvait pas lui faire une chose pareille, ce n’était pas
loyal.

 

Soudain il se sentit ligoté, les
bras tordus, les mains liées derrière le dos à hauteur des omoplates avec une
corde autour du cou.

Un Japonais brandissant un sabre
se planta devant lui, nez à nez, pour essayer dans l’obscurité de distinguer
ses traits, pendant que deux autres le fouillaient.

Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il
réalisa vraiment qu’il était prisonnier, garrotté, et que ses ravisseurs
cherchaient à savoir s’il était armé. Fort heureusement il ne l’était pas.

Quat, la veille, par souci du
règlement, en lui réclamant son revolver, lui avait, sans le prévoir,
assurément sauvé la vie. Il eut une pensée émue et reconnaissante pour son
vieil ami.

Pour calmer ses ennemis, les
apaiser, il bredouilla :

– Xong Cô…[10]

A ces mots, le Japonais qui
s’était placé devant lui, certainement le chef, le saisissant par le revers de
sa capote, l’attira brusquement sur lui, pour lui souffler au visage :

– Annam.

– Non, Français.

– Ah ! Fran-tsé-Ka !  Ba ka né. [11]

Une gifle retentissante
accompagna cette dernière exclamation, puis les Japonais échangèrent entre eux
quelques mots rapides.

Pierre n’était pas encore remis
de sa surprise qu’il se retrouva en contrebas de la digue, assis au milieu de
ses gardiens, muselé, ficelé, tenu en laisse comme un chien enragé, réduit à
l’impuissance.

L’affaire avait été rondement menée.
Dans le silence revenu et la nuit qui lui semblait encore plus impénétrable, il
n’entendait que les battements de son cœur qui reprenait lentement son rythme
normal.

Les Japonais ne bougeaient pas,
ils semblaient même ne pas respirer. Des ombres de pierre. Ce retour au calme
était angoissant. Que faire ? Qu’allait-il se passer ?

 

Il lui revint en mémoire une
histoire qu’il aimait raconter, celle d’un officier méhariste qui, lors d’un
examen, où il se montrait par trop brillant, se vit poser la question suivante,
justement pour l’embarrasser :

– Vous êtes seul au milieu du
désert, blessé, perdant abondamment votre sang, sans trousse de secours, ne
pouvant ni vous déplacer, ni appeler à l’aide, Que faites-vous?

– Ce que je fais ?… je me
laisse mourir.

Histoire idiote, pensa Pierre en
ricanant amèrement, mais telle était bien pourtant la situation présente pour
lui, le sang mis à part, il est vrai.

Le temps s’écoula. Pierre
prostré, humilié, attendait.

Soudain un pousse-pousse arriva à
leur hauteur avec deux clients chargés d’énormes paniers en osier. D’un bond
rapide plusieurs hommes casqués lui barrèrent le chemin. En un tournemain le
véhicule fut projeté dans la rizière de l’autre côté de la digue dans un fracas
épouvantable.

Quant au tireur et ses clients,
ils furent, aussitôt identifiés, sommés de faire demi-tour. Après quelques
coups de crosse convaincants, ils abandonnèrent leurs paquets sans insister, et
se sauvèrent rapidement en direction de Tong.

Cet incident, qui n’avait duré
que quelques secondes, laissa Pierre complètement indifférent, inerte.

Il ne put s’empêcher de penser
toutefois que s’il avait été plus avisé, il aurait pu comme ces trois inconnus
faire, lui aussi, demi-tour et se retrouver libre.

Il lui aurait suffit de se faire
passer dans l’obscurité pour un paysan des environs, ne pas parler français.

La nuit tous les hommes sont gris.

Quelques courbettes hypocrites,
un visage sans expression et il aurait été aussitôt relâché. Mais oui, la
sagesse commandait la dissimulation.

C’est ainsi que ce peuple
intelligent a survécu à des siècles d’invasions et d’occupations mongoles ou
chinoises, à l’époque où les têtes, avec une facilité hallucinante, tombaient
décapitées pour le plus petit tressaillement, le moindre cillement.

– Annam.

– Non, Français.

Idiot, Trop idiot.

La peur s’empara de Pierre. Les Japonais
décapitent sauvagement leurs prisonniers. C’est très connu. Les atrocités, les
tortures pendant la campagne de Chine lui revinrent à l’esprit. Son sang ne fit
qu’un tour. Il se redressa, mais se retrouva très vite à terre. Un coup sec
tiré sur la corde qui l’enchaînait lui fit comprendre qu’il valait mieux rester
tranquille. Pour un peu, il s’étranglait tout seul.

Le crachin se remit à tomber. Il
ne manquait plus que cela pour mettre une touche finale à son infortune.

– Taté-Susumé[12].

L’ordre bref, lancé d’une voix
sourde, le tira de l’insidieuse torpeur qui commençait à le gagner.

Transi de froid, frissonnant,
Pierre se leva, et toujours ficelé, un Japonais devant, un autre derrière lui,
suivit la petite troupe qui s’écartait de la digue, en file indienne, pour
s’enfoncer dans les rizières en direction d’un hameau qui se signalait dans le
lointain par quelques feux.

Il était bel et bien prisonnier.
On l’emmenait. Il était bien obligé de l’admettre, aussi incroyable que cela
put lui paraître.

Marchant comme un automate, se
tordant à chaque pas les chevilles sur le sol inégal des rizières, il fixait
intensément la pastille phosphorescente collée à l’arrière du casque de l’homme
qui le précédait, seul repère visible pour s’orienter dans l’obscurité.

Pierre, malgré lui, apprécia
l’astuce.

En guerre contre la Chine depuis
plus de huit ans, les Japonais avaient appris à combattre, surtout à combattre
de nuit. Ils étaient les plus forts.

Pour lui, le combat à peine
commencé était déjà terminé.

Sa captivité commençait.

Chapitre 2

 

 

 

La vie dans les camps japonais.

Erreurs du Haut commandement
français.

Capitulation du Japon.

Le camp, perché sur un col élevé
au milieu de la forêt dense, non loin de Hoa-Binh, à cheval sur la route menant
de cette petite capitale provinciale aux riches rizières de Phu-Nho-Quan, était
plongé dans l’obscurité.

On n’entendait que le bruit sourd
et monotone de la pluie sur les toits couverts de feuilles de lataniers.

Des crapauds-buffles, pataugeant
dans l’eau boueuse des caniveaux, coassaient de bonheur. Il faisait chaud et
humide.

Dans les paillotes, les
prisonniers à demi nus, trempés de sueur, affaiblis, épuisés, dormaient.

Pierre Malroy, allongé sur sa
natte, dévoré par la fièvre, en proie à une nouvelle crise de paludisme, avec
le ventre douloureux, les pieds glacés, les jambes gonflées et un début de
béribéri, claquait des dents.

 

Serrant les poings, enroulé sur
lui-même, les battements de son cœur suivant le rythme de ses pensées, il
réfléchissait.

Il n’allait tout de même pas
crever là, sur ce bat-flanc, après avoir tant enduré.

C’était fini, oui, c’était bien
fini, la guerre était terminée !

Yasume[13].

Cet ordre, ce cri que le caporal japonais
hurlait sur les chantiers, dans les forêts de bambous, pour leur signifier
l’arrêt momentané du travail le poursuivait, lui emplissait la tête :

– Yasume !

C’était fini. Le chef du camp, le
gros adjudant qui, avec sa section, avait la garde des quelque quatre-vingts
Français rassemblés sur ce col perdu dans les nuages, s’était déplacé en
personne, exceptionnellement, ce matin même pour le dire.

Ni vainqueurs, ni vaincus.

Les Américains incapables de
soutenir, selon lui, une guerre de cent ans, voire de mille ans, à laquelle les
Nippons étaient évidemment préparés, avaient lâchement proposé un compromis,
que l’empereur du grand Japon avait accepté parce qu’il était puissant, bon et
généreux.

C’était sûrement vrai. Il ne
pouvait y avoir aucun doute à ce sujet. Les Nippons étaient toujours les plus
forts.

La veille au soir, atterrés et
furieux de voir la victoire totale leur échapper, les Japonais maîtrisant leur
inquiétude et leur rage, avaient méthodiquement, des heures durant, brûlé tous
leurs documents, puis s’étaient mis à boire, à s’enivrer toute la nuit de
choum-choum[14]
et de saké[15]
pour noyer, oublier leur amertume et leur honte.

Demain, ils allaient tous quitter
le camp et retourner à Hanoï.

L’interprète tonkinois l’avait
annoncé.

Demain on levait le camp.

Plus de cinq mois s’étaient
écoulés depuis la capture de Pierre.

Cinq longs mois.

 

Il se revoyait pénétrant dans
Tong au petit matin, après cette longue et affreuse nuit de mars, exténué de
fatigue après trois nuits blanches consécutives, assommé par le manque de
sommeil, grelottant de froid, tout étonné d’être encore vivant.

Par prudence, les Japonais
avaient attendu le lever du jour pour entrer dans la ville.

Ils y entrèrent sans combat.

Les siens, ceux qui l’avaient
capturé, s’étaient servis de lui comme bouclier en abordant les premières
maisons en torchis de Son Loc, aux toits de chaume.

Mais Tong était vide. Enfin
presque vide.

Au cours de la nuit toutes les
unités françaises – Bigors, Marsouins, Légionnaires, le général Alessandri avec
son état-major, avaient évacué en toute hâte la ville selon le plan prévu.

Direction la Haute Région. La
traversée du bac de Trung-Ha au confluent de la rivière Noire et du fleuve
Rouge se fit dans la précipitation et le plus grand désordre.

De nombreuses pièces d’artillerie
durent être abandonnées sur place, faute de moyens.

 

Dans Tong les rares coups de feu
tirés, tuant ou blessant quelques isolés, le furent par des soldats nippons qui
ne surent pas garder leur sang-froid.

Des enragés tuèrent stupidement,
sans raison, le colonel Marcellin de la Légion étrangère, chargé de rendre la
place. L’officier supérieur japonais qui dirigeait l’attaque était un ancien
camarade du malheureux colonel assassiné à coups de baïonnette. Le Nippon avait
fait Saint-Cyr avec lui. Furieux de cette faute, de ce crime, il fit sur-le-champ,
dit-on, passer par les armes le ou les coupables.

Seuls étaient restés à Tong, avec
le malchanceux colonel, les malades, quelques éclopés, une partie du personnel
hospitalier et, à la surprise générale une poignée d’élèves officiers, une
demi-douzaine de Saint-Cyriens, laissés sur place pour des raisons obscures et
très discutables. Leur officier instructeur n’ayant pas sans doute jugé utile,
comme l’avait fait Manelli, d’emmener avec lui ces jeunes hommes au combat.

Ce qui ne les empêcha pas de
faire par la suite une brillante carrière militaire.

L’un deux devait épouser l’ange
de Dien Bien Phu.

 

Le camp de Tong n’était pas
seulement une base militaire avec son terrain d’aviation, que les Japonais
avaient d’ailleurs investi au cours de la nuit précédente, mais aussi une
véritable usine à fabriquer des gradés : pelotons 1, pelotons 2, E.O.R., Ecole
militaire, annexe de Saint-Cyr.

Les Japonais surpris par leur
prompte et facile victoire étaient déroutés.

Ils entassèrent au cours de la
matinée, dans la grande cour du quartier Mehl où avaient retenti la veille au
soir les pathétiques accents de La générale, tous les prisonniers
faits sur place et tous ceux cueillis au hasard, un peu partout dans les environs,  au Mont Bavi, à Son-Tay et sur la base aérienne
toute proche.

Les Indochinois avaient été
aussitôt relâchés et encouragés, souvent à grands coups de crosse dans les
reins, à s’en retourner chez eux. A disparaître. Ce n’est que par la suite, peu
de temps après, que les Japonais songèrent à s’en servir pour créer, en les
armant, des unités supplétives.

Assis par terre, toujours ligoté,
il se revoyait au milieu d’une foule d’hommes, hirsutes, aux vêtements fripés,
trempés, des hommes de toutes sortes, de toutes armes, où les képis blancs
dominaient ; tous heureux de se retrouver en vie après cette incroyable nuit de
cauchemar, heureux, mais tourmentés, anxieux, apeurés, avec le vague sentiment
d’avoir été abandonnés, trahis.

 

Le crachin, couvrant de son voile
embrumé cette multitude éparse, lui donnait un aspect sinistre, lugubre,
fantomatique. Oui, il s’en souvenait très bien. Il grelottait, non pas de
fièvre comme aujourd’hui, mais de froid, de honte et de rage.

Dans cette mer humaine, où il se
sentait seul, abattu, malade et désemparé, il reconnut son commandant de compagnie.

Il lui fit signe de la tête.

Après l’avoir délivré de ses
liens, le capitaine Lavangarde lui raconta en quelques mots ce qu’il s’était
passé à Song Dong la veille au soir.

Dès réception du coup de
téléphone lui ordonnant de quitter les lieux et de rejoindre sur-le-champ avec
son unité le groupement Alessandri à Tong, le chef de bataillon, qui rêvait de
porter les insignes de foudre de guerre, avait convoqué ses commandants de compagnie
pour leur faire part des dernières instructions.

Le bataillon par compagnies
successives, en colonne par trois, l’arme à la bretelle, au pas de route, en
silence, s’était mis aussitôt en marche.

Lorsque les premiers éléments de
tête, ceux de Lavangarde, atteignirent le pont où Pierre avait été capturé deux
heures plus tôt, ils se heurtèrent au même petit groupe de Japonais qui
l’avaient ficelé et entraîné au loin à l’intérieur des rizières dans le petit
hameau où il avait passé toute la nuit à attendre la mort.

L’arrêt brusque de la colonne avait
provoqué une bousculade qui s’était répercutée jusqu’à l’arrière comme une onde
de choc. Une grande confusion s’en était suivie. Ceux de l’arrière avaient buté
dans le noir sur ceux de tête, leur criant des injures, les maudissant.

Lavangarde avait été appelé
aussitôt pour régler l’incident.

Car il ne pouvait s’agir que d’un
incident, d’un malentendu. Les troupes françaises et japonaises avaient
toujours soigneusement évité jusqu’alors de se rencontrer.

Mais ces Japonais étaient têtus,
inébranlables, refusant obstinément le passage.

– Ilé-Kinshiraréta.[16]

Ils n’avaient que ces mots à la
bouche, les répétant sans cesse en souriant et en se bouchant comiquement les
oreilles, les coudes en l’air.

Lavangarde dans un charabia
invraisemblable avait tenté de leur expliquer que son unité effectuait par pure
routine une marche de nuit.

Ce genre d’exercice se pratiquait
souvent. Il est vrai que, soupçonneux, les Japonais surveillaient toujours de
loin ces manœuvres.

Las, à bout d’arguments et de
mots, il avait ordonné à ses hommes d’attendre sur place, et pris le parti de
remonter toute la colonne jusqu’au commandant pour lui rendre compte de cette
difficulté imprévue.

Il n’en eut pas le temps.

Les Japonais s’étaient retirés
bien avant son retour et presque aussitôt une fusillade avait éclaté,
terrassant les trois hommes de tête qui, l’arme au pied attendaient.

Des obus de mortier étaient
tombés de part et d’autre de la digue, dans la boue des rizières, encadrant le
bataillon sans trop de dommages.

Le résultat avait été foudroyant.
En quelques secondes il n’était resté plus personne sur la digue. Une envolée
de moineaux.

Le bataillon avait disparu,
s’était volatilisé.

Pris de panique, les chevaux, les
mulets chargés de lourds caissons s’étaient embourbés jusqu’au poitrail en
sautant dans les rizières, dans la rivière toute proche.

 

Le bataillon avait vécu.

Lavangarde, avec Quat resté à ses
côtés, avait réussi néanmoins dans l’obscurité et malgré l’affolement général à
rassembler une poignée d’hommes. Avec eux, il avait réussi à passer au travers
des mailles japonaises et atteindre les premières maisons de Son Loc à l’entrée
de Tong.

Tong qui était en pleine
effervescence. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit, de
comprendre ce qui pouvait bien s’y passer.

Un vrai, un immense, un
monstrueux chambardement.

Lavangarde, dérouté par le
tumulte, les clameurs, les grondements qui venaient de la ville, après avoir
franchi, non sans mal, le barrage japonais, s’était réfugié avec ses hommes, dans
une cagna abandonnée, persuadé à tort que les Nippons étaient déjà maîtres de
la place.

Il avait attendu, dans cet abri
provisoire, le lever du jour pour faire le point et reprendre sa progression.
C’est là, au petit matin, que les Japonais l’épinglèrent à quelques centaines
de mètres de son but.

Furieux et dépité, il en
tremblait encore de rage. Le van Quat avait été, une fois désarmé, fermement
invité comme tous ses compatriotes à décamper au plus vite.

Son récit terminé, Lavangarde s’approcha
de Pierre et lui posant fraternellement les deux mains sur les épaules, murmura
:

– Ensemble, nous serions passés.

Pierre, touché et ému, éprouva
comme un sentiment de culpabilité.

Les deux hommes, la gorge serrée,
se regardèrent longuement, ne cherchant nullement à cacher leur chagrin, leur
immense détresse.

L’attaque surprise japonaise
minutieusement préparée, déclenchée sensiblement à la même heure sur tout le
territoire indochinois, fut extraordinaire par sa rapidité.

Foudroyante.

Elle frappa de stupeur l’ensemble
de la population et aboutit à l’élimination immédiate de toutes les autorités
en place.

Un siècle de présence française
balayé en une nuit.

Acte politique prémédité,
perpétré à dessein, aux prolongements et aux conséquences incalculables.
Dernier et tragique exploit d’une aventure militaire désormais condamnée.

Il est de fait que, par sa
situation géographique dans le sud-est asiatique, la péninsule indochinoise
présentait une importance capitale pour le Japon en guerre depuis 1937.

Le blocus des côtes chinoises
s’étant avéré insuffisant, la promenade militaire à laquelle il croyait au
début s’étant transformée au cours des années en lointaines marches forcées de
plus en plus suicidaires, l’empire du Soleil Levant profita de ce que la France
avait un genou à terre pour obtenir très vite, d’abord par la voie diplomatique
dès le mois de juin 1940, la fermeture de la frontière sino-tonkinoise, à l’époque
voie principale de ravitaillement, par le chemin de fer Haiphong–Yunnanfou, via
Lao Kai, des troupes nationalistes du maréchal Tchang Kaï-Chek. Puis à partir
de septembre de la même année, après l’attaque brusquée du poste frontière de
Dong-Dang et de Langson, l’occupation progressive du pays, à laquelle l’amiral
Jean Decoux[17],
successeur infortuné du général Georges Catroux[18], ne put
s’opposer.

 

L’amiral gouverneur, d’une grande
intelligence politique, réussit néanmoins remarquablement avec les faibles
troupes dont il disposait et un armement plus que désuet, souvent hors d’usage,
avec une aviation squelettique composée de trois ou quatre Morane et de
quelques Potez, avec une marine symbolique, à maintenir, en dépit des épreuves
et de l’action funeste des Nippons, la souveraineté française pendant les cinq
difficiles années de guerre. Les trois souverains de la Fédération Indochinoise,
l’empereur d’Annam, le roi du Cambodge, le roi du Laos et des millions d’Indochinois,
étaient restés fidèles à la France blessée et pourtant si lointaine.

Une fidélité non imposée par la
force, en réalité inexistante, ou la contrainte, mais basée sur l’estime et la
confiance en un avenir meilleur.

Il soutint même une guerre
victorieuse contre un Siam agressif, lui infligeant de surcroît une humiliante
défaite navale dans la baie de Koh Chang ; un Siam qui convoitait depuis
toujours les riches provinces limitrophes du Laos et du Cambodge, provinces
obtenues finalement grâce à l’arbitrage imposé en sa faveur par l’occupant japonais
; mais il ne put empêcher malheureusement le coup de force japonais du 9 mars
1945.

Il s’en est fallu, hélas ! De
quelque vingt semaines pour que l’amiral Decoux ne remette à la France une
Indochine fidèle et heureuse et ne devienne par la suite, libérée de l’emprise
coloniale, dans l’esprit de l’important discours de Brazzaville du général de
Gaulle, grâce à ses ressources le pays le plus riche du Sud-est asiatique, avec
l’aide de la France.

Mais le destin de l’Indochine a
été tout autre.

Dès le 10 mars, toutes les
troupes françaises basées en Indochine furent internées à l’exception de
quelques petits groupes qui s’égaillèrent pour peu de temps dans la nature.

Le groupement Alessandri de Tong
parvint, à travers la jungle et les forêts de la haute région tonkinoise, à
gagner la frontière chinoise, après une longue et pénible marche de plus d’un
mois et de nombreux combats d’arrière-garde, souvent meurtriers, au cours
desquels des hommes courageux surent mourir en héros pour permettre à la
colonne de poursuivre sa route. C’est ainsi que, tombé dans une embuscade au
nord de Lai Chau, Henri en livrant un ultime combat et en vidant ses dernières
cartouches fut mortellement blessé à quelques kilomètres de la frontière.

Des commandos furent organisés
pour agir sur les arrières japonais. Des hommes furent parachutés dans la haute
région non loin de Son-La. Le colonel Vicaire en quittant Nam-Dinh, tenta de
mettre en place une zone de guérilla.

Mais la pression des Japonais et l’hostilité
de la population achetée ou obtenue par la contrainte, furent telles qu’après
de nombreuses semaines de brousse, vécues dans des conditions périlleuses et
pénibles, les rescapés de cette héroïque épopée franchirent la frontière
chinoise, pour connaître, comme ceux de Tong, de la part des alliés chinois une
semi captivité.

Cependant, ici et là, dans toute
l’Indochine, de nombreuses garnisons résistèrent farouchement toute la nuit et
une bonne partie du lendemain. Mais isolées, encerclées, sans ravitaillement,
souvent sans chef, leur combat sans espoir ne pouvait, après un baroud
d’honneur, que finir par une reddition.

Les pertes totales furent
évaluées à 242 officiers et 2.400 hommes tués et 5.000 blessés.

Soit environ un cinquième de
l’ensemble des effectifs.

 

Le comportement des Japonais
après leur éclatante et facile victoire fut très inégal.

Il varia selon le degré de
résistance des troupes françaises.

A Hanoi, qui ne capitula que le
10 mars dans l’après-midi, ils rendirent les honneurs aux défenseurs de la
citadelle, pour les brutaliser aussitôt après.

Mais dans les villes frontières,
à Ha Giang, Cao Bang, Lang Son, Dong Dang, Mon Cay, la soldatesque nippone
donna libre cours à sa fureur. Les pires violences furent également commises à
l’encontre de la population française : brimades, tortures, viols, exécutions
sommaires.

Les habitations inoccupées furent
pillées et saccagées.

A Lang Son les Japonais subirent
de très lourdes pertes malgré leur traîtrise attaque et leur supériorité
numérique.

La garnison française après une
longue et héroïque résistance, capitula, faute de munitions.

Le général Lemonnier, commandant
la place, et l’administrateur civil Auphelle furent décapités, au mépris des
conventions de guerre, en présence d’une population terrifiée, muette de
stupeur.

Au cours de la matinée du 10
mars, des dizaines de prisonniers alignés à genoux devant des tranchées qu’ils
avaient été obligés de creuser furent mitraillés, d’autres, la tête tranchée au
sabre, jetés dans les fosses remplies de cadavres.

De cette atroce tuerie, un seul
devait en ressortir vivant. Le coup de sabre mal ajusté qui lui entailla la
nuque le fit chuter dans la tranchée au milieu de nombreux agonisants.

Il échappa aux derniers coups de
baïonnette donnés pour achever les blessés.

Après une longue journée de
souffrance et de peur, étalé au milieu des cadavres de ses compagnons d’armes,
il se hissa hors du trou à la faveur de la nuit.

Recueilli par des villageois,
soigné par sa congaï[19], les
plaies à peine cicatrisées, il réussit par petites étapes à franchir la
frontière toute proche.

Remis aux autorités américaines
par les Chinois, ce  »décapité vivant », inconnu en France, fut fêté par la
suite aux Etats-Unis comme un héros.

Les résistants civils, dont les
listes étaient depuis longtemps entre les mains des Japonais, arrêtés,
emprisonnés, furent pour la plupart atrocement torturés par l’équivalent de la
Gestapo, la Kempétaï, la gendarmerie militaire japonaise de sinistre
réputation.

Le seul nom de Kempétaï faisait
frémir à juste titre.

Ses méthodes étaient pour le
moins singulières. Il arrivait de temps à autre, qu’après de longues semaines
d’attente anxieuse, des mères, des épouses convoquées pour recevoir des
nouvelles d’un fils, d’un mari, se voyaient remettre avec le sourire le plus
exquis et la plus grande courtoisie – les Japonais sont des gens polis – un
petit carton ficelé contenant les cendres du disparu.

Ce genre d’attention délicate,
liée aux vexations, brimades et brutalités quotidiennes, à l’incertitude et aux
angoisses du lendemain, contribuait à maintenir un climat d’inquiétude et de
peur.

 

Sur tout le territoire
indochinois, la population française fut très rapidement rassemblée dans les
cinq ou six principales grandes villes.

En liberté surveillée, entassée
pêle-mêle par familles entières dans les bâtiments publics, les lycées, les
hôtels, les résidences réquisitionnées.

 

Cette cohabitation difficile,
cette promiscuité forcée, si elles se passèrent assez bien dans l’ensemble,
furent à l’origine de sordides querelles, de ruptures définitives. Des amis de
vingt ans se brouillèrent pour des peccadilles, pour des histoires de cheveux
dans les lavabos, de baignoires bouchées, alors qu’un danger mortel, permanent,
planait au-dessus de leur tête.

Vivre ensemble n’était pas
toujours facile. Il fallait tout faire, la cuisine, la vaisselle, la lessive,
aller au ravitaillement, porter les paquets, faire la queue devant les
boutiques.

La vie de France, quoi !

Il fallait composer avec les Japonais,
ce qui n’était pas facile, ne pas trop crâner, mais ne pas paraître trop lâche
non plus. Soutenir leur regard était considéré comme une provocation.

A Tong, dans la cour du quartier
Mehl, sous la surveillance des armes automatiques, les prisonniers accroupis,
couchés à plat ventre ou sur le dos, attendaient, non sans crainte, la suite
des évènements. Vers la fin de l’après-midi, les troupes de choc, lancées à la
poursuite de la colonne Alessandri en fuite, ayant été remplacées par des
unités de deuxième ligne, non dopées et moins électrisées, le calme revint.

Les inquiétantes mitrailleuses
placées aux quatre coins de la cour furent retirées.

Des prisonniers, une trentaine
environ, qui avaient été entassés et parqués, dans le petit local du poste de
police à l’entrée de la caserne, pour être fusillés, furent également, à leur
grand soulagement, relâchés.

Le massacre redouté n’eut pas
lieu. On l’avait échappé belle.

Avec le calme revenu, la vie
s’organisa progressivement.

Tous les officiers, une bonne
douzaine, furent installés, afin d’être mieux surveillés, au premier étage d’un
des bâtiments situés près du poste de garde.

Parmi eux se trouvaient plusieurs
rampants de la base aérienne dont le trésorier qui avait réussi à sauver la
caisse. Comme elle lui donnait des sueurs froides, il proposa d’en répartir le
montant contre reçu à rembourser après la guerre.

Les plus gradés exigèrent un
partage au prorata de leur grade. Pierre encaissa sa petite part, quelques
centaines de piastres.

Les autres prisonniers
s’installèrent tant bien que mal dans tous les bâtiments abandonnés et déserts.
Les légionnaires s’étaient regroupés dans leurs chambrées. Très vite, étant
chez eux, ils reprirent leurs vieilles habitudes.

Certains qui avaient bénéficié la
veille au soir, comme à l’accoutumée, la permission de vivre en famille furent
très étonnés en réintégrant la caserne d’y trouver des Japonais. Ils vinrent
grossir le nombre de prisonniers. Cela ne les empêchait pas le soir venu de
refaire le mur pour aller retrouver clandestinement leur congaï et leur
progéniture.

Ils étaient cependant présents à
l’appel du matin.

Pour ceux-là, rien n’avait
changé. La vie continuait, seul l’emploi du temps n’était plus le même.

L’appel du matin était
interminable. Les Japonais, brouillons, ne surent jamais exactement combien, à
Tong, ils avaient de prisonniers. Irrités, lassés par cette longue comédie
journalière, ils ne tardèrent pas à se faire remettre par un officier choisi et
désigné par eux, un état quotidien des effectifs présents. Cette estimation
approximative leur permettait de sauver la face.

C’était d’ailleurs sans
importance. Ils tenaient toutes les issues et les contrôlaient.

S’évader était une aventure
réalisable, certes, mais condamnée à court terme à l’échec.

La frontière était loin. La
France à douze mille kilomètres.

S’évader, mais pour aller où,
chez qui ? Les Japonais offraient de fortes primes pour une tête ou des
oreilles coupées. Un blanc était vite repéré. Il était plus sage, plus réaliste
de rester sur place et d’attendre les évènements. Cependant, quelques audacieux
échafaudèrent un plan d’évasion, mais qui n’eut aucune suite.

Les Japonais avaient autre chose
à faire que de s’intéresser à la vie intérieure du camp.

Les riches réserves de
l’intendance ayant été immédiatement repérées et inventoriées, le riz ne manqua
jamais. Il fut même gaspillé les premiers jours.

Lavangarde, par son savoir-faire,
sa grande taille, s’était, en très peu de temps, imposé aux Japonais. Sans
l’être officiellement, il était considéré par eux comme un intermédiaire
acceptable, voire le seul interlocuteur.

Il obtint assez vite au
rez-de-chaussée une chambre individuelle que non sans calcul il demanda à
Pierre de partager. Ils y trouvèrent de nombreux documents qu’ils
s’empressèrent de détruire. Les papiers, certains portant la mention – Confidentiel
ou Secret – furent brûlés sous l’œil indifférent des sentinelles japonaises
dans les multiples foyers qui avaient été allumés ici et là dans la cour.

Envié, jalousé par les autres
officiers, une petite arrière-pensée l’avait poussé à faire cette offre à
Pierre, pour ne pas paraître être le seul à bénéficier des faveurs de l’ennemi.

En réalité, la promiscuité des
autres l’incommodait, l’agaçait, l’irritait. C’était un raffiné, aimant ses
aises, à la recherche d’un plus grand confort. En revanche, il appréciait la
compagnie de Pierre. Ce cynique, ce désenchanté était touché par la candeur, la
pureté, la fraîcheur d’âme du jeune homme, même s’il les jugeait quelquefois
puériles.

 

Lavangarde incarnait, pour Pierre,
le prototype idéal de l’officier, compréhensif, humain, tolérant, d’une grande
valeur morale. Athlète complet, il avait participé aux jeux olympiques de
Berlin en 1936[20].

Pierre, bien qu’étant plus jeune,
faisait partie, comme lui, de la génération de la guerre.

Que faire à vingt ans, à la
veille d’un cataclysme mondial ? La carrière militaire était pour lui la seule
voie possible. Il ne s’était pas posé de questions. Il n’en avait pas eu le
temps. Dès sa sortie de Saint-Cyr, il avait été aussitôt lancé dans la
tourmente.

Après la  » drôle de guerre  » et
une campagne de France sans éclat, il avait échappé aux Allemands et s’était,
de justesse, retrouvé sur un bateau en partance pour l’Indochine, dernier
convoi à atteindre Saigon après la défaite, en déjouant le blocus anglais au
détroit de Malacca.

Le métier de soldat ne se
comprenait qu’à travers une succession de victoires, d’actions d’éclat, de
gloire. Perdre la guerre, être prisonnier, quelle humiliation, quelle déchéance
!

Il se rendit très vite compte que
la guerre n’était pas une image d’Epinal, c’était une stupidité sans nom.

Il fallait être fou pour croire
le contraire.

Il avait été fou. Il avait été
jeune.

 

Sa capture modifia
considérablement son caractère, sa façon de penser. Il perdit insensiblement,
au fil des mois, ses illusions, ses chimères. Une lente maturation de sa
personnalité s’opéra.

La veulerie de certains de ses
compagnons de captivité l’écœura, le rendit sans indulgence, dur et amer. Ses idéaux
s’écroulèrent comme un château de cartes.

Les Japonais ne l’avaient pas
tué, mais avait tué ce jeune homme un peu naïf et candide qu’il avait été. Sa
conception du monde basculait profondément.

A sa libération, car il ne
doutait pas, il n’en douta jamais tout au long de sa détention qu’il sortirait
vivant de cette situation absurde, il quitterait l’armée. La carrière militaire
lui semblait maintenant dérisoire, ridicule, sans intérêt. La vie c’était autre
chose.

Lavangarde tentait vainement de
lui remonter le moral, mais le faisait sans conviction.

Il était lui aussi sans vouloir
se l’avouer, ébranlé dans ses croyances et ses certitudes.

Le soir, avant de s’endormir, ils
passaient des heures à discourir, à réfléchir sur l’avenir qui leur était
réservé.

Pierre, désorienté, perdu dans
ses pensées, ne savait pas quel nouveau sens donner à sa vie. Que faire ? Il
verrait bien le moment venu. Et puis, comment élaborer des projets avec cette
guerre qui n’en finissait pas.

Pour tuer le temps, il essaya de
lire. La qualité des romans trouvés sur place laissait à désirer. Il abandonna
la lecture. Un roman, pourtant, retint un peu plus longtemps son attention. Un
prix Goncourt[21]
d’avant-guerre. Mais la vie du capitaine Conan, le héros du roman, lui parut
peu crédible, eu égard à ce qu’il avait vécu lui-même. Les exploits de ce
guerrier héroïque, de cet animal de combat, étaient l’antithèse de sa misérable
aventure.

Il n’aima pas ce livre que le
hasard, après tant d’humiliations, avait placé, ô ironie ! sous ses yeux pour
le provoquer, lui donner un sentiment d’impuissance et de honte. Pour le
narguer sans doute. Il ressentit, à sa lecture, comme un malaise.

Tenir un journal le tenta, mais
il y renonça, mettre  »rien » tous les jours sur une page blanche n’était pas
très stimulant.

Il passait donc des journées
entières à paresser. Allongé sur son lit de fer, les mains croisées derrière la
nuque, les yeux au plafond, il réfléchissait. Faisait le bilan de sa courte
vie. Une pauvre petite vie, bien peu remplie. La communale, le lycée, l’école
de Saint-Cyr et deux défaites successives. Rien. Moins que rien.

Aucune nouvelle d’Hanoi, pourtant
si proche, ne parvenait au camp.

Il était coupé du monde. Il
suffisait d’un mur et de quelques gardiens pour disparaître, pour ne plus
exister.

Souvent le souvenir de Simone le
hantait. Mais il n’arrivait même plus à se la représenter, à revoir son visage.

Qu’était-elle devenue ?

Seuls les moments d’ardentes
passions vécues ensemble le poursuivaient, l’échauffaient.

Les soirées mondaines, celles de
Madame Bellemont lui semblaient bien loin, irréelles.

C’était hier pourtant.

 

Ce 9 mars avait provoqué une
véritable déchirure, plus rien ne serait comme avant.

Le passé était mort.

Vivre une autre vie ! Mais
laquelle ? Il n’en savait rien. Quoiqu’il en soit, puisque les Japs ne lui
avaient pas coupé la tête, il était décidé de profiter pleinement de ce
supplément de vie que le destin lui avait accordé.

En attendant ces jours
prometteurs, il se morfondait, souvent allongé sur son lit, les yeux fixés au
plafond observant le jeu des petits margouillats, au corps transparent, à la
poursuite des moustiques et autres insectes.

Les jours se suivaient, vides,
monotones, tristes et mornes.

Un événement pourtant vint rompre
cette monotonie. Pour commémorer leur fête traditionnelle, les légionnaires
décidèrent de faire une action d’éclat.

Le 30 avril au matin, vers 11
heures, l’heure de l’apéritif, douze hommes le torse nu, en short, un sergent à
leur tête se dirigèrent au pas de gymnastique vers la sortie, non sans avoir
auparavant, à plusieurs reprises, tourné en rond dans la cour pour faire
diversion et tromper la curiosité générale.

Arrivés à hauteur de la
sentinelle devant le poste de garde, le sergent hurla à ses hommes un ordre.
Aussitôt, toujours au même pas de course, la petite troupe avec un ensemble
parfait se frappant la poitrine fit le salut olympique.

La sentinelle surprise par
l’allure martiale des hommes et par cet honneur inattendu, claquant des talons,
se mit instantanément au garde-à-vous pour présenter les armes, laissant le
petit groupe filer à l’extérieur.

Une fois dehors, les légionnaires
traversèrent rapidement la rue pour pénétrer chez le Chinois d’en face. Wong,
hilare, ravi d’offrir à ses anciens et ô combien bons clients, la
traditionnelle tournée générale, leur versa en hâte, du comptoir où il se
trouvait, un verre de choum-choum pour une fois de première qualité.

Tournée gratuite en l’honneur de
Camerone.

Les traditions sont les
traditions et les Chinois de parole.

Au retour, la sentinelle qui ne
s’était pas encore remise de sa surprise, toujours au garde-à-vous, présenta
une nouvelle fois les armes aux légionnaires, qui avec le plus grand sérieux,
toujours au pas de gymnastique lui adressèrent une dernière fois le salut
olympique, en hurlant un banzaï d’allégresse.

Cette action d’éclat fut
largement commentée dans les chambrées, l’exploit des légionnaires unanimement
applaudi fort tard dans la nuit.

Les Japonais préférèrent ignorer
l’incident.

Le lendemain, le responsable du
camp, au cours de sa visite quotidienne, demanda avec le plus grand sourire à
Lavangarde pourquoi les prisonniers ne faisaient pas plus souvent de sport. Ce
chef de camp était une exception.

En général, les Japonais sont
dénués du sens de l’humour, les plaisanteries tombant avec eux toujours à plat.

Il ne faut pas manquer de les
prévenir avant de plaisanter, et alors, même s’ils n’ont pas compris, ce qui
est souvent le cas, ils rient par politesse. Les Japonais sont des gens très
sérieux, pour eux, les Français sont des plaisantins qui ne pensent qu’à rire
de tout.

 

Aucune sanction ne fut prise. Le
généreux chinois ne fut pas inquiété.

Seule la sentinelle fut punie.

Devant un parterre de prisonniers
médusés, elle reçut de son supérieur, dans un garde-à-vous impeccable, une
série de paires de claques retentissantes, se remettant en place chaque fois
que la violence du coup lui faisait perdre l’équilibre.

La prouesse des légionnaires et
l’annonce de la capitulation allemande connue vers la mi- mai furent les seuls
évènements marquants du séjour à Tong.

La nouvelle de la victoire des
alliés en Europe souleva un immense espoir parmi les captifs.

Les rumeurs les plus fantastiques,
les plus saugrenues circulèrent.

Hélas ! L’euphorie générale ne
dura pas. Les Japonais sombres et taciturnes évitèrent les contacts pendant
quelques jours et laissèrent éclater la joie des prisonniers.

Après l’espoir vint la déception,
la déprime, le cafard.

Puis le train-train quotidien,
monotone, fastidieux de la vie reprit vite le dessus, avec ses petites misères.

 

Oui, Pierre se souvenait. Les
semaines, les mois écoulés défilaient devant ses yeux. Grelottant de fièvre sur
son bat-flanc, il sentit soudain une présence toute proche qui le fit sortir de
sa torpeur. Il entrouvrit un œil. Une ombre, habillée à la japonaise, penchée
au-dessus de sa tête, lui murmura à l’oreille :

– Mon lieutenant, c’est pour vous.

– Qu’est-ce que tu fabriques là ?

L’ombre disparut aussi vite
qu’elle était apparue et Pierre sentit dans sa main plusieurs petits comprimés
blancs. Il avait reconnu son ancienne ordonnance qui s’était, en prenant de
grands risques, glissée furtivement dans la paillote pour lui apporter ce
réconfort.

Sa ration personnelle de quinine
sans doute. Ce jeune garçon, arrivé la veille au camp, avait été, comme
beaucoup d’autres de ses compagnons, incorporé par les Japonais dans des unités
supplétives. Il avait été placé comme sentinelle à l’entrée du camp.

Il fallait bien vivre. Mieux
valait être nourri par les Japonais que de crever de faim.

La famine avait fait au Tonkin
des dizaines et des dizaines de milliers de victimes dans les mois qui suivirent
le coup de force du 9 mars.

 

La quinine fit rapidement son
effet.

Au milieu de la nuit la fièvre le
quitta brusquement.

Se levant péniblement sur un
coude, Pierre regarda autour de lui. Il avait du rêver. Il n’était plus à Tong,
ni à la citadelle d’Hanoi où il avait transité pendant quelques semaines avant
d’échouer dans ce coin perdu de la haute région surplombant Hoa Binh et la
rivière Noire.

La guerre était finie. Oui, la guerre
était bien finie. Yasume.

René, allongé près de lui,
mâchonnant un vieux mégot éteint, lui sourit.

– Comment te sens-tu, vieux frère
? Trinh va essayer de t’en apporter encore.

– Ça va…ça va, murmura Pierre,
d’une voix faible, la langue pâteuse.

Il se sentait mieux. Rassuré. En
sécurité. Affaibli mais étrangement en sécurité. Il essuya son visage avec la
serviette qu’il conservait toujours autour du cou. Ne plus avoir de fièvre quel
soulagement !

 

La nuit était tout à fait noire
maintenant, silencieuse. Un silence reposant. La pluie avait cessé et une
légère brume humide enveloppait la paillote.

Il tira toute la couverture à
lui.

René qui l’observait, appuyé sur
un coude, le mégot toujours au bord des lèvres, se redressa pour fouiller dans
ses poches.

Il en retira son briquet et une
poignée de piastres qu’il considéra d’un air rêveur.

Par désœuvrement, avec un sourire
ironique, il s’amusa à brûler ses billets un à un.

Au point où il en était, il
pouvait s’offrir ce luxe : l’argent ! Quelle misère !

Puis se tournant vers Pierre :

– On a enterré l’artilleur cet
après-midi.

Le drame s’était déroulé très
rapidement.

L’artilleur, déprimé et abattu,
s’était ouvert la gorge avec son rasoir sans qu’on puisse intervenir pour
l’empêcher d’accomplir ce geste insensé. Sa réserve de cigarettes était
épuisée. Il se sentait seul, abandonné. Il avait roulé sur le sol de terre
battue, baignant dans son sang, au pied de son bat-flanc, entortillé dans sa
moustiquaire qu’il avait arrachée dans son agonie et entraînée dans sa chute.

Ce tragique suicide avait
brutalement rappelé aux prisonniers la précarité de leur condition et que leur
vie ne pesait pas lourd dans la balance des évènements.

Les pessimistes se répétèrent que
les nombreuses tranchées creusées pendant leur séjour sous la surveillance de
leurs gardiens étaient destinées à les enterrer tous.

D’autres, moins sombres,
blaguaient en disant que ces tranchées étaient destinées au stockage des
vivres.

Mais l’annonce, le lendemain
matin, de la fin des hostilités avait remonté le moral du camp. L’artilleur
était oublié.

Se suicider la veille d’une
libération, quelle idée !

– Nous partons demain pour Hanoi,
c’est confirmé, annonça René.

– A pied ?  s’inquiéta Pierre.

– Oui. Ne t’en fais pas, on y
arrivera.

Pierre ferma les yeux et se revit
à Hanoi, enfermé dans la citadelle.

Cinq mille hommes grouillant
comme des cloportes dans cette immense enceinte entourée de hauts murs et de
barbelés. Une cour des miracles.

Les Japonais ne s’immiscèrent
jamais dans la vie intérieure de ce casernement.

Ils le parcouraient régulièrement
pour s’assurer qu’aucun complot, aucun danger ne les menaçait. Leur
surveillance était discrète mais vigilante.

Chaque matin, ils puisaient dans
cette réserve humaine la main-d’œuvre dont ils avaient besoin pour assurer des
travaux divers en ville. Plusieurs camions pénétraient dans le camp. Une fois
le plein terminé, avec des volontaires, toujours les mêmes qui se bousculaient
pour sortir, le calme revenait.

Une nouvelle journée d’oisiveté
commençait pour les autres. C’était une aubaine que de pouvoir sortir. Voir des
gens en ville. Ramener des provisions pour ravitailler cette garnison enfermée,
ce ghetto qu’était devenue la citadelle et qu’une poignée de voyous exploitait
sans vergogne.

Le marché noir fleurissait avec
la complicité souvent consciente et achetée de quelques gardiens.

 

Un sandwich au jambon ou du [22],
ramené le soir par certains volontaires du matin, s’obtenait à prix d’or en
échange d’une chevalière, d’une montre, d’un brillant.

Les piastres de Pierre, celles
qui lui avaient été confiées à Tong, firent long feu, elles lui permirent
toutefois de se nourrir de sandwiches et d’améliorer son ordinaire pendant une
petite semaine.

Ces mauvais éléments de l’armée
coloniale, ces vauriens[23],
profitèrent impunément de la situation. Dans la nuit du 9 au 10 mars, pendant
les combats, ils pillèrent les coffres des compagnies, alors que leurs frères
d’armes faisaient bravement face à l’ennemi en lui infligeant de lourdes pertes
avant de capituler faute de munitions.

Les Marsouins, les Bigors de la citadelle
avaient fait leur devoir. L’honneur était sauf.

Le transfert de Tong à Hanoi, par
le fleuve, s’était passé sans incident.

Les prisonniers, par petits
groupes, avaient été répartis, à leur arrivée dans la capitale, dans la masse
rassemblée à l’intérieur de la citadelle.

Pierre avait échoué dans un petit
local où des paillasses pouilleuses  avaient
été installées. Son groupe s’était disloqué, dilué dans la foule des captifs.

Lavangarde et les autres avaient
disparu.

Il regrettait presque sa chambre
de Tong. Sa relative tranquillité. Ce camp où ils étaient maintenant entassés
pêle-mêle, à plus de cinq mille, était un effroyable capharnaüm humain. Pierre,
allongé sur sa paillasse, les mains croisées sous la nuque, s’efforçait de se
tenir à l’écart de toute l’agitation, restant enfermé dans sa petite pièce qui
avait servi autrefois de salon de coiffure. Il observait la vie du camp en spectateur.
Il ne se sentait pas concerné.

Les petits trafics, les petits
commerces, le bordel tenu par un légionnaire avec ses deux pensionnaires
masculins, les séances de sport, les offices religieux, il voulait tout
ignorer.

Il se sentait réellement étranger
à tout cela.

Que diable faisait-il là ?

Fort heureusement, son voisin de
paillasse se trouvait dans les mêmes dispositions d’esprit. Ils fraternisèrent.
N’ayant rien à faire, ils passaient des journées entières à jouer aux cartes ou
aux échecs. René jouait très bien. Les parties, fort intéressantes, étaient
très disputées.

Le soir venu, alors que la citadelle
était endormie, silencieuse, allongés l’un près de l’autre, dans l’obscurité,
ils s’entretenaient à voix basse, sur tous les sujets de société, de la
condition humaine, échangeant calmement leur point de vue sur le ton de la
confidence.

Au cours d’une de ces soirées
rituelles, René, après leur maigre pitance rapidement absorbée, aborda un sujet
particulier qui déclencha l’un des plus longs et des plus passionnés de leurs
entretiens nocturnes.

 

– Pierre, quelle différence
fais-tu entre intégration et assimilation ?

– Je pense que ces deux mots sont
synonymes.

– D’après toi, notre empire colonial
est-il intégré ou assimilé ?

– Je ne vois pas où tu veux en
venir !

– Intégrer, c’est faire entrer
par exemple une communauté dans un ensemble plus vaste.

– Oui, et alors…

– Crois-tu que notre empire
colonial a été intégré ?

– Sans aucun doute !

– Je ne suis pas de ton avis ! Si
l’intégration c’est le rattachement à la France d’un territoire afin de lui
permettre de jouir des mêmes droits sur le plan politique et d’atteindre le
même développement économique, on ne peut pas dire que notre République ait
complètement réussi à la réaliser.

– Rome ne s’est pas construite en
un jour !  Il faut lui donner le
temps.

– Je crains qu’il ne soit trop
tard maintenant. Les Japs ont, je le crains, mis un terme à notre œuvre
civilisatrice !

– C’est possible, on verra bien.

Après un lourd silence et une
dernière cigarette, la conversation reprit sur le thème de l’assimilation. Pour
René, elle ne pouvait être pleinement achevée qu’une fois réalisée dans les
mœurs, l’éducation commune, donnant à tous un même mode d’expression, de vie,
une même langue.

Les mariages mixtes étaient pour
lui une condition essentielle, car ils permettent une double fusion
intellectuelle et biologique. Il aimait rappeler que la France s’était ainsi
constituée.

Dans les temps anciens, les Gaulois
avaient assimilé les Romains, les Gallo-Romains avaient à leur tour assimilé
les invasions barbares : Visigoths, Ostrogoths, et autres Vandales  et plus récemment les populations venues de
l’Europe de l’est et du sud. Il en serait de même, pensait-il, avec les peuples
d’Afrique et d’Asie. Question de temps, concluait-il !

Alors que René était redevenu
silencieux, Pierre se rappela d’une autre conversation avec Lavangarde à Tong.

Lavangarde parlait
d’antisémitisme, de racisme.

Il condamnait ces deux attitudes.
Pour lui l’hostilité aux Juifs, conçue au début comme une mesure punitive pour
venger la mort du Christ, avait pris naissance sous l’empire romain et s’était
développée au Moyen Âge. Persécutés et chassés d’Italie, d’Espagne,
d’Angleterre, de France et d’Allemagne, les Juifs se réfugièrent en Europe Orientale.

Les mesures anti-juives ayant été
abolies, l’antisémitisme fut, disait-il, alors érigé en doctrine et se
développa notamment au 19ème siècle. En France, il s’exaspéra lors de l’affaire
Dreyfus, mais n’atteint jamais une forme violente et ne dégénéra jamais en
pogroms comme dans de nombreux pays, notamment en Russie et en Europe centrale,
ou en Allemagne à partir de 1933 avec le parti nazi qu’il avait découvert lors de
son séjour à Berlin.

Pierre n’avait pas d’opinion
tranchée sur toutes ces questions débattues avec ses compagnons. Elles ne
l’avaient jamais tourmenté. Intégrer, assimiler, qu’importe..!

Pierre pensait qu’il n’était pas
raciste, ne se sentant pas supérieur à ses semblables, comme l’étaient ces Japonais
prétentieux et arrogants.

Comment pouvait-on être raciste ?
Il ne comprenait pas.

Le métissage, le mélange des
races, voilà l’avenir de l’humanité pensait-il !

Simone et Henri n’étaient-ils pas
un exemple parfait d’assimilation ?

Le long entretien avec René
l’avait passionné. Maintenant il se sentait las.

Avant de s’endormir, il fixa
longtemps ce nouveau compagnon que le hasard avait placé auprès de lui. Froid,
lucide, réaliste, sans illusion, il était ce que Pierre insensiblement devenait
un peu plus chaque jour.

Fils d’un planteur du sud, René
était revenu à Hanoi la veille du coup de force des Nippons, après avoir, avec
succès, rempli sa mission, qui était d’accompagner un pilote américain de
Saigon jusqu’à la frontière chinoise. Fait prisonnier, il attendait, sans
impatience, la fin des évènements, persuadé de la défaite du Japon, condamné,
selon lui, à perdre la guerre dès le premier jour, dès Pearl Harbour.

 

Il méprisait ses compagnons de
captivité, non par orgueil, mais parce qu’il les trouvait insignifiants,
faibles, peureux, veules, bref décevants.

Pierre lui était sympathique. Sa
spontanéité, son caractère aimable, sa dignité dans l’épreuve, son
intelligence, son équilibre, son rire communicatif, son détachement face aux
évènements lui plaisaient.

Ils avaient en commun un fort
appétit de vivre, un optimisme à toute épreuve. Ils avaient le même âge.

A leur arrivée à Hoa Binh, ils
décidèrent de tout partager, c’est-à-dire rien, à l’exception d’une
moustiquaire déchirée, d’une paire de brodequins appartenant à René, qu’ils
mettaient chacun à leur tour, et quelques piastres devenues inutiles que René
avait conservées.

Un short et une serviette autour
du coup représentaient toute leur fortune.

Pour l’heure, ils étaient couchés
sur leur natte pouilleuse, étendus sur le bat-flanc, côte à côte, sous leur
moustiquaire trouée, misérables mais pleins d’espoir.

De nombreux prisonniers moururent
de dysenterie ou de fièvre.

Ils survécurent grâce à leur
constitution robuste et saine, alors que les pronostics les moins pessimistes
des médecins ne donnaient pas plus de six mois de survie aux plus résistants.

Le soir tomba très vite. Dans
cette région des tropiques le crépuscule ne dure pas.

Les ténèbres succèdent au jour
presque sans transition.

C’était leur dernière nuit dans
ce camp de misère où le destin avait décidé de les unir pour faire désormais
route ensemble. Pierre, dans un demi sommeil, écoutait René lui parler une fois
de plus de l’avenir. De leur liberté retrouvée.

– Tu quitteras l’armée. Tu n’y as
plus ta place. Nous achèterons un camion. Il faudra ravitailler Saigon. On fera
fortune. La belle vie nous attend. Tu entends, vieux frère ?

Pierre s’était endormi.

Le retour à Saigon, comme prévu,
se fit le lendemain, en plusieurs étapes, dans des conditions très difficiles,
épuisantes. Quelques dysentériques, entièrement vidés, véritables squelettes
vivants, moururent en cours de route, abandonnés sur le bord du chemin.

Une longue et pénible marche de
plusieurs jours vers Xuan-Mai.

Cette importante base japonaise
servait de point de ralliement pour le regroupement des prisonniers éparpillés
dans les camps de fortune au-delà de Hoa Binh et tout au long de la route
coloniale menant à Hanoi. La citadelle avait été, un mois plus tôt, presque
entièrement évacuée et les prisonniers dispersés dans la nature sur ordre du Haut
commandement nippon, après la chute d’Okinawa.

Le séjour à Xuan-Mai fut marqué
par la famine.

Tout était désorganisé, la soupe
de riz étuvé, le seul plat de résistance servi quotidiennement, n’était plus
distribuée. Il fallait se battre pour récupérer les grains de riz desséchés,
provenant des fonds de marmites récurées de l’ordinaire japonais, jetés dans
les ornières boueuses de la route.

Des villageois, attirés par
l’afflux massif des prisonniers, surent astucieusement tirer profit de la
situation ; ces grains de riz furent vendus en boulettes grillées,
dégoulinantes d’huile rance, à tous ceux qui possédaient encore quelques
piastres.

Pierre eut sa part de boulettes
grâce aux dernières piastres rescapées, redevenues utiles, de René.

 

Deux, trois jours sans manger, ce
n’est pas grave. Mais deux, trois jours sans manger après des semaines de
sous-alimentation vous rendent agressif, féroce.

L’instinct de conservation se
retrouve à l’état pur, primitif.

Fort heureusement, le trajet de
Xuan-Mai à Hanoi se fit en camion.

Pierre, ruisselant de sueur,
allongé sur le ventre, au milieu de ses compagnons d’infortune, étouffant sous
la bâche, se demandait pourquoi les Japonais prenaient autant de précautions
pour les cacher. C’était pour les protéger de l’hostilité de la population
avaient-ils expliqué !

La population était plutôt
amorphe, les évènements allaient trop vite pour elle.

Seuls quelques éléments,
fanatisés et télécommandés, parcouraient la ville en hurlant des slogans
anti-français, avec la complicité bienveillante des vainqueurs de la veille.

Le camion de Pierre s’immobilisa
enfin dans la cour de la caserne Bernez-Cambot.

Un des quartiers de la citadelle.

Le jour se levait sur Hanoi. Un
jour comme un autre.

On était le 22 août 1945.

Le 2 septembre le Japon
capitulait sans conditions.

Il avait fallu deux bombes
atomiques pour le faire plier.

Hiroshima le 6 août : 200.000 victimes
et Nagasaki le 9 août : 74.000 morts.

L’empereur craignant une
troisième bombe, sans doute pour sa capitale, avait finalement demandé à son
armée de déposer les armes, pour sauver son pays de la destruction totale.

L’orgueilleuse caste militaire,
cruelle, inhumaine qui avait entraîné son pays dans la guerre s’était enfin
inclinée, non sans avoir essayé une ultime fois d’empêcher le Mikado
d’intervenir.

Pierre, ses compagnons et des
milliers, des dizaines de milliers de Français en Indochine eurent la vie sauve
grâce à l’effrayante bombe de mort.

Etait-elle nécessaire, pour que
le Japon capitule ?

Certains prétendent encore
aujourd’hui qu’il aurait suffit de larguer une bombe atomique dans la mer au
large des côtes japonaises pour obtenir la capitulation du Japon.

Les effets effrayants de la
bombe, disent-ils, auraient fait réfléchir les chefs militaires nippons. C’est
méconnaître la farouche et aveuglante détermination d’un certain nombre de
hauts responsables à refuser la défaite.

L’opération  »Meeting House »
n’avait pas réussi à faire cesser les combats.

En effet, le 9 mars 1945 au soir
(pure et simple coïncidence), prenant leur vol de Guam, de Timian et de Saïpan,
plus de 300 bombardiers B29 (les superforteresses) emportant chacun 7 tonnes de
bombes, firent route sur Tokyo.

Le 10 mars, de minuit à 3 heures
30, survolant la capitale impériale à 1.500 m d’altitude l’armada américaine
lança 2.000 tonnes de projectiles incendiaires à base de magnésium, de napalm
et de phosphore.

La température devint
insoutenable, le vent attisant l’incendie. Au matin du 10 mars les deux
cinquièmes de la ville furent ravagés – 35 km carrés furent détruits – 250.000
maisons disparurent, le nombre des victimes, jamais connu avec certitude, étant
estimé à environ 200.000.

Il a fallu attendre la deuxième
bombe atomique cinq mois plus tard, pour terminer cette inhumaine et
monstrueuse  Seconde Guerre mondiale.

 

Après la capitulation du Japon,
le vide provoqué par le coup de force du 9 mars 1945 en Indochine était à
combler.

L’amiral Decoux, toujours sous la
garde des Japonais, dès qu’il fut informé de la capitulation nippone, fit
plusieurs tentatives auprès du commandement japonais et du G.P.R.F. pour
reprendre ses fonctions, en attendant l’arrivée du futur Haut commissaire de la
République.

Il en fut empêché.

 

 

Chapitre 3

 

 

 

L’occupation chinoise.

Les Américains et le Vietminh.

Départ du Tonkin.

De retour à Hanoï, Pierre,
débarrassé de sa fièvre et de ses amibes, sans un séjour à l’hôpital, ni prise
en charge par une équipe de psychologues, comme cela se pratique de nos jours,
fut affecté dans l’une des unités reconstituées, tant bien que mal, avec les
rescapés de la tourmente : ceux de la citadelle, les survivants des camps de la
mort de Hoa Binh, et se retrouva prisonnier des Chinois.

Conformément aux accords passés
entre les alliés et le Gouvernement Provisoire de la République Française
(GPRF), l’Indochine fut, après la capitulation japonaise, coupée en deux. La
ligne de démarcation se situait sur le 16ème parallèle.

Ces deux parties correspondaient
aux deux théâtres d’opérations en Asie.

Le Nord sous le commandement du
généralissime Tchang Kai-Chek fut occupé par les Chinois, le Sud sous le
commandement de l’amiral Mountbatten fut occupé par les Britanniques flanqués
de leurs Gurkhas.

Cette curieuse coupure
ressuscitait étrangement la vieille frontière politique qui séparait les Nguyen
du Sud des Trinh du Nord.

Etait-ce voulu ? Ou simplement le
fait du hasard de l’Histoire ?

Au cours de leur longue histoire,
les gens du Nord trop nombreux dans le delta du fleuve Rouge, malgré deux
récoltes de riz par an, envahirent progressivement le Sud.

Au passage, ils détruisirent le
Champa, un royaume hindouisé qui occupait au 15ème siècle une partie du centre
Vietnam actuel, c’est-à-dire les régions qui s’étendent au sud de Hué sur la
côte d’Annam.

Une forte poussée expansionniste
étendra leur influence sur le Laos peu peuplé, le Cambodge et la Cochinchine
qu’ils arrachèrent aux Khmers.

 

 

Au cours de ces siècles,
l’étirement du Nord au Sud entraîna une coupure virtuelle du Vietnam, entre le
Nord (Tonkin plus Nord Annam) dominé par les seigneurs Trinh et le Sud (Centre
et Sud Annam) dirigé par la famille des Nguyen.

Ce clivage mérite d’être retenu.
Il a dominé l’histoire et pèsera sans doute encore longtemps sur les destinées
du Vietnam. Les querelles des Trinh et des Nguyen, sous l’œil débonnaire et
toujours intéressé du Grand Oncle chinois, prirent fin avec l’arrivée des
Français à Saigon en 1859.

En 1945, soit près d’un siècle
plus tard, le général de Gaulle accepta le retour des Chinois comme un moindre
mal. Il est vrai que le gouvernement de Washington n’avait mis aucun
empressement à fournir immédiatement des navires, le tonnage nécessaire au
transport d’un corps expéditionnaire français. Washington avait tout prévu,
tout programmé en cas de victoire, sauf le transport des Français qui n’était
pas considéré comme une priorité absolue. Bien au contraire.

Les intentions américaines,
celles du Président Roosevelt en particulier, à l’égard de l’Indochine
française n’étaient pas spécialement favorables. L’anticolonialisme américain
devait d’ailleurs se manifester ouvertement par la suite.

Le pouvoir de décision lui
échappant, de Gaulle accepta donc le plan mis au point par les alliés.

Les Chinois, forts de leur droit,
qui avaient occupé jadis une grande partie de la péninsule indochinoise pendant
plusieurs siècles, envahirent donc en toute légalité le Nord Laos, le Tonkin et
le Nord de l’Annam.

Ils s’y installèrent avec la ferme
détermination d’y rester une fois pour toutes, comme ils avaient eu l’avantage
de le faire autrefois.

En s’installant au nord du 16ème
parallèle, ils avaient pour mission essentielle de désarmer les Japonais, de
les regrouper à Haiphong en vue de leur rapatriement et d’assurer la sécurité
des Européens.

A Hanoi, les sentinelles
chinoises remplacèrent très vite les sentinelles japonaises à l’entrée de la citadelle.
Dans le camp rien n’avait changé, La vie était toujours la même.

Il y régnait cependant une plus
grande liberté.

Une mission militaire U.S.,
arrivée avec les Chinois, s’était installée en ville.

Le  » Search Detachment  » avait
pour but avoué, comme son nom l’indiquait, de rechercher les corps des pilotes
américains abattus sur le territoire tonkinois pendant les hostilités.

Avec ce détachement, d’autres Américains,
avec des ruses de sioux, avaient réussi à s’infiltrer, et sous prétexte de buts
humanitaires, de distributions de vivres et de médicaments, commencèrent à
faire le travail pour lequel ils étaient réellement venus.

Un travail de sape.

Ils furent même soupçonnés,
Washington fermant les yeux et voulant ignorer ce trafic, d’avoir livré des
armes au Vietminh, le Front de l’Indépendance du Vietnam (Vietnam Doc Lap Dong
Minh) le parti le mieux organisé et qui éliminera, souvent par l’assassinat,
progressivement tous les autres pour prendre seul la tête du mouvement d’indépendance
nationale;

Ho Chi Minh et sa suite étaient
également revenus à Hanoi, dans les fourgons chinois.

La plus grande confusion régnait
au lendemain de la capitulation japonaise. Le vide provoqué par le coup de
force du 9 mars était à combler.

La place à prendre.

L’ancien gouverneur général,
l’amiral Decoux enfermé et isolé dans une plantation du sud à Loc Ninh, tenta
désespérément, mais en vain, de reprendre ses fonctions et de rétablir la
souveraineté française en attendant l’arrivée et la mise en place d’une
nouvelle administration, de nouvelles structures.

Les Japonais lui déclarèrent
n’avoir reçu aucune instruction à son sujet.

Il resta donc enfermé.

Les Anglais, à Singapour, après
la capitulation japonaise se comportèrent plus dignement.

Le général Arthur Percival[24] responsable,
avant les évènements, de la défense de ce grand port stratégique qui capitula
en février 1942, fut immédiatement libéré et remis en place avec toutes les prérogatives
de sa fonction.

C’est lui qui reçut la reddition japonaise.

Il prit dans ses mains le sabre
du général commandant les forces japonaises, qu’il brisa symboliquement en deux
sur son genou replié. Après cette belle mise en scène, il fut renvoyé en
Angleterre pour être mis à la retraite.

L’Angleterre entendait par là que
la chute de Singapour n’avait été qu’un incident sans importance – que
l’affront était lavé.

Le chef de la France libre ne
pardonnait pas à l’ex-gouverneur son loyalisme à l’égard du gouvernement de la
France occupée. Il voulait ignorer l’œuvre accomplie par ce dernier. Il
reconnut cependant que Decoux avait fait du bon travail, mais qu’il avait eu le
tort de ne pas s’adresser à lui[25].

L’amiral fut rappelé en France. A
son arrivée à l’aéroport du Bourget, un envoyé de la Sûreté nationale
l’attendait :

–Vous êtes bien l’amiral Decoux ?
Alors, nom, prénom, date de naissance, nom du père, de la mère, et cetera…

Pour prendre ensuite la direction
du Quai des Orfèvres. Les menottes lui furent, tout de même, épargnées.

L’amiral n’eut pas droit au
traitement accordé au général anglais.

Dommage pour l’Histoire de
France.

Le manque d’information fiable,
l’ignorance des réalités indochinoises, l’élimination brutale et trop rapide
des anciennes équipes, avaient influencé la décision du général de Gaulle,
pourtant un grand homme d’Etat.

Et puis, cet amiral-là, n’est-ce
pas, avait finalement eu le tort de ne pas se rallier à lui !

Il fallait lui régler son compte.

De Gaulle avait aussi ses
ayatollahs.

On dépêcha donc, fin août, des
missi-dominici au Nord et au Sud de l’Indochine, en attendant de la
reconquérir.

Au Sud, Jean Cédile, dont « la
suffisance n’a d’égale que l’insuffisance »[26], après
avoir, non sans peine, obtenu des Japonais l’autorisation de demeurer en
liberté, régla rapidement son compte à l’amiral Decoux.

Il laissa, dans l’attente de
l’arrivée des Anglais, les troupes françaises de l’ancienne armée, l’armée
vaincue, enfermées dans leurs casernements.

Le résultat ne se fit pas
attendre : le sang français coula.

Ce furent d’abord les massacres
de la cité Héraud, deux cents femmes et enfants sauvagement torturés et abattus
puis, par la suite, une série quotidienne d’attentats et d’assassinats.

Jean Sainteny[27],
l’envoyé spécial du G.P.R.F. dans le Nord, fut parachuté à Gia Lam, l’aéroport
d’Hanoï. Plus chanceux que Pierre Messmer parachuté dans la nature en août, qui
fut arrêté par le Vietminh et qui ne put rejoindre la Mission française qu’en
octobre.

Sainteny fut, lui aussi, dans un premier temps
arrêté, mais par les Japonais, puis logé sous surveillance dans les bâtiments
du gouvernement général.

Auparavant, le 16 août, l’amiral
Thierry d’Argenlieu avait été nommé Haut commissaire. Dès le 18 août, soit quarante-huit
heures après la fin des hostilités avec le Japon, les premières manifestations
débutèrent à Hanoi.

 

Les difficultés commencèrent,
multipliées par les manœuvres affairistes et louches du général Lou Han, grand
seigneur de guerre, et les complaisances de la mission américaine placée sous
les ordres du général Nordlinger et de son adjoint le major Patty, agent
important de la C.I.A.

Chaque camp cherchait à prendre
l’avantage, à faire prévaloir ses intérêts, sa politique. Les pions étaient en
place.

La partie pouvait commencer.

L’enjeu d’importance : l’avenir
de l’Indochine.

 

De nombreux éléments, à Hanoï notamment,
avaient été négligés, oubliés, laissés intentionnellement de côté. Les anciens
prisonniers qui ne demandaient qu’à servir, toujours parqués à l’intérieur de
la citadelle, restaient inutilisés sous la garde  » amicale  » mais ambiguë des
Chinois.

Leur captivité avait changé de
visage. Ce n’était pas encore la liberté, mais le cauchemar avait pris fin.

 

Des avions américains, si
menaçants la veille, survolaient pacifiquement, en rase-mottes, en
d’acrobatiques figures la citadelle et la ville d’Hanoï, comme pour une fête
aérienne.

Les familles, les femmes et les
enfants réunis, apportaient aux prisonniers et aux survivants de Hoa Binh des
provisions, des sucreries, du chocolat, de la confiture et des gâteaux secs,
symboles d’une douceur de vivre. Les retrouvailles se faisaient, avec l’espoir
revenu, dans la joie et la bonne humeur.

On s’embrassait. On se
congratulait. On n’avait plus peur.

On respirait enfin. Les Japonais
n’étaient plus les plus forts. Tout allait s’arranger, redevenir comme avant. Du
moins le pensait-on. Mais chacun se trompait lourdement.

Ayant été enfin autorisé à
quitter la Chine, de retour à Hanoï, le général Alessandri instaura un
Etat-major Particulier de l’Infanterie Coloniale, sous le sigle E.M.P.I.C.

Pierre Malroy, grâce à sa
parfaite connaissance de l’anglais, fut mis à la disposition du Bureau de
Liaison franco-américano-anglo-sino-vietnamien.

 

Une antenne britannique était
montée de Saigon pour prendre contact avec les nouveaux occupants du Nord.

Pierre se retrouva en possession
d’une carte d’identité rédigée en quatre langues.

Cette carte, sorte de
laissez-passer officiel, lui permettait de sortir de la citadelle et de
circuler librement en ville.

Il en profita pour s’installer de
nouveau chez le père de son ancien ami qui fut tout heureux de l’accueillir par
ces temps incertains et inquiétants.

Habillé de neuf, une élégante
tenue américaine au tissu soyeux sur le dos, sans signe de grade apparent, de
belles chaussures souples aux pieds, bien nourri, il se sentait un autre homme.

Il passait ses journées avec le
capitaine Jack Berry, responsable du  »Search Detachment ».

Il s’acquittait
consciencieusement de son rôle d’interprète.

En réalité, il avait été chargé
de rapporter au chef du Bureau de Liaison tous les faits et gestes des
Américains et de ne pas les quitter d’une semelle.

Jack était un joyeux drille. Il
bénissait la guerre qui avait transformé sa vie.

D’un chauffeur de locomotive de
son Oregon natal, elle avait fait de lui un officier de la plus puissante armée
du monde. Il en était très fier. Il jouissait sans complexe de sa nouvelle et
brillante situation. Conscient que cela prendrait fin un jour, il la vivait
intensément.

Tout était prétexte à satisfaire
ses fantaisies. Il s’amusait. Ce qui ne l’empêchait pas de s’acquitter
scrupuleusement de ses fonctions. Pierre accompagnait Jack et son équipe dans
tous ses déplacements. C’est ainsi qu’il se rendit un jour, avec ses nouveaux
compagnons, à Haiphong.

 

Le capitaine Berry voulait
interroger le général japonais qui commandait en chef au Tonkin. Ce général,
avec son état-major, se reposait à Doson, autrefois petit port de pêche à
l’embouchure du fleuve Rouge, non loin du grand port tonkinois, transformé par
les Français en station balnéaire très fréquentée avant les dramatiques
évènements du 9 mars.

Les Japonais, confortablement
installés dans les élégantes et luxueuses villas du bord de mer, attendaient,
en coulant des jours paisibles, sans remords et bien patiemment, leur
rapatriement.

Les bateaux américains tardaient
à venir.

L’arrivée de Jack, de ses
compagnons et de Pierre, troubla pendant quelques jours leur tranquillité,
dérangea leurs agréables habitudes.

– Amenez-moi tous ces lascars,
commanda Jack, en s’installant, entouré de ses lieutenants et de Pierre, devant
une table garnie d’énormes sandwiches et de bonnes bouteilles de bière bien
fraîche.

Le tout petit général au crâne
rasé de frais, le col bien boutonné et en chaussons, se présenta avec quelques
officiers tirés à quatre épingles. Après les courbettes d’usage, ils se
figèrent tous à la demande de Jack dans un garde-à-vous rigide et impeccable.

– Pierre, dis-leur que nous
voulons savoir ce qu’ils ont fait des six pilotes américains que nous n’avons
pas encore retrouvés.

 

Un jeune commandant japonais qui
parlait couramment le français, fort heureusement, ancien de Saint-Cyr lui
aussi, servit d’interprète et traduisit la demande transmise par Pierre.

Japonais jusqu’au bout des
ongles, il faisait semblant de ne pas comprendre et poussait l’insolence
jusqu’à se faire répéter plusieurs fois la question en prenant un air
faussement benêt.

Les réponses étaient toujours
fuyantes, évasives, le général à son tour ne comprenait pas, soi-disant, les
questions. Il fallait, sans cesse, les répéter. Les Japonais ne savaient rien.

 

Sans doute les pilotes
s’étaient-ils écrasés accidentellement dans la jungle. Il fallait être bête
pour ne pas avoir pensé à cette hypothèse. Les Japonais ne le disaient pas,
mais le laissaient hypocritement entendre.

Les interrogatoires durèrent des
heures.

Il y eut plusieurs séances.

Berry se plaisait à Doson et
semblait vouloir prolonger indéfiniment son séjour, à tel point que Pierre se
demanda si les Américains étaient vraiment venus pour interroger sérieusement
les Japonais ou si ce déplacement ne cachait pas autre chose, quelques petits
trafics, non avouables, à traiter.

 

Attentif à toutes les
conversations, l’oreille aux aguets, il ne découvrit cependant rien de suspect.
Logé dans une villa vidée de ses Japonais, au bord d’une petite plage, il fit
la connaissance, au cours de sa dernière journée de repos, d’une charmante
personne allongée sur le sable qui prenait son bain de soleil.

Mais il n’eut pas le loisir,
comme il l’avait souhaité, de faire la conquête de cette jeune et belle
inconnue, faute de temps, le retour à Hanoï étant prévu le lendemain.

 

 

 

Le dernier jour passé avec les Japonais
fut très divertissant.

Après quatre heures d’un dialogue
de sourds, le petit général, toujours au garde-à-vous, n’y tenant plus, eut une
faiblesse et demanda un verre d’eau.

Il faisait très chaud. Jack,
magnanime, après avoir malicieusement laissé tomber dans le verre plusieurs
petits comprimés effervescents destinés, selon lui, à redonner des forces,
invita le Japonais à le vider.

Le petit bonhomme, sans
hésitation, les traits impassibles, avala le tout sans broncher.

A la fin de la séance, Jack fit
signe de la main, comme on chasse une mouche, aux Japonais de débarrasser les
lieux.

Il les avait assez vus.

Le général, cloué sur place, les
fesses serrées, raidi, droit comme un piquet, ankylosé, ne pouvait plus bouger.

Ses officiers l’emportèrent en le
soulevant de terre par ses poings fermés, les bras collés le long du corps.

Jack, toujours aussi facétieux,
pour s’amuser, avait administré une forte dose de pilules laxatives au glorieux
guerrier pour mettre ses intestins en déroute.

Pierre à son tour, jugea bon de
lancer sur un ton railleur, parce qu’il avait envie d’être désagréable avec
l’officier interprète alors que ce dernier quittait les lieux, blanc de rage et
de honte, en soutenant son chef, ce quolibet qui se voulait méprisant :

– La prochaine fois, pour éviter
de perdre la face, il faudra tous nous supprimer. Vous avez eu tort de nous
laisser en vie.

Le regard meurtrier que lui lança
le Japonais ne laissait aucun doute sur ce qu’il pensait.

Cette petite torture infligée au
ventre du général et la raillerie de Pierre étaient loin d’égaler les années de
barbarie nipponne et n’avaient satisfait personne, même si elles avaient pu
faire rire un court instant.

Une chose était certaine, à Doson,
cet épisode cocasse marquait pour le petit général la fin d’un rêve impérial.

Le grand empire du Soleil Levant
au-delà des mers ne se ferait pas. Un simple capitaine américain assisté d’un
jeune lieutenant français s’étaient moqués de lui et l’avaient humilié. Il ne
lui restait plus qu’à se faire hara-kiri.

Les randonnées à travers le delta
étaient somme toute assez rares. La majeure partie du temps se passait à Hanoi,
dans la belle et spacieuse villa qui avait été réquisitionnée pour y installer
les bureaux et le logement des membres du  »Search Detachment ».

Jack était un maître de maison
digne de la grande tradition des Grands-Ducs.

Il n’en avait pas le style, ni la
classe mais les surpassait en magnificence.

L’oncle Sam était très généreux.
Il tenait table ouverte tous les jours. La chère était abondante, riche et
variée, souvent excellente. Il est vrai qu’après six mois de misère, tout
paraissait merveilleux. Les bouteilles se vidaient par cartons entiers.

Jack était un grand buveur. Il
découvrit avec joie le Pernod qu’il se mit à boire de bon matin pour se rincer
les dents comme il aimait à le dire en riant. Il tenait bien l’alcool et
enterrait habituellement tous ses convives.

Pierre, après quelques semaines
tourbillonnantes vécues hors du temps avec ses Américains, retrouva
progressivement son équilibre. Cette vie agitée, désordonnée ne lui convenait
pas. Ne lui convenait plus. C’était une vie épuisante.

 

Les lendemains d’ivresse étaient
pénibles. Sa santé à peine retrouvée s’en ressentait. L’alcool était une drogue
pernicieuse. Il devait se reprendre et penser sérieusement à son avenir.

Après plus de six mois de vie
monacale, de réclusion forcée, cette agitation lui avait tourné la tête. Il s’y
était jeté à corps perdu, pour se détendre, se défouler.

A sa première sortie de la citadelle,
il avait cherché à retrouver Simone. Elle avait disparu. Geneviève et Madame
Bellemont étaient introuvables. Ses amis étaient dispersés.

Il ne reconnaissait plus Hanoi.

Le cercle sportif était fermé.
Les endroits fréquentés n’étaient plus les mêmes.

La Pagode, où l’on ne
servait plus qu’un mauvais café, était envahie par les Chinois.

Ces Chinois étaient partout.

La grande majorité des soldats
étaient très jeunes, ils découvraient, avec des rires d’enfants, les avantages
et les bienfaits matériels de la civilisation occidentale.

Ils apprenaient à monter à
bicyclette, s’amusaient comme des gamins à appuyer sur les boutons de sonnette
et s’esclaffaient en voyant venir quelqu’un leur ouvrir la porte.

L’électricité, l’eau courante,
les voitures, les belles maisons, tout était nouveau pour eux et un sujet
d’émerveillement.

Tout semblait être en place comme
auparavant, mais tout était différent. Pierre avait la sensation qu’un rideau
opaque avait été tiré sur sa vie passée.

Il avait perdu de vue René, son
frère de captivité. Rapatrié auprès de sa famille, quelques jours après son
retour de Hoa Binh, comme beaucoup d’autres sudistes, sur Saigon.

Pierre se demandait comment il
pourrait bien faire pour le rejoindre un jour.

Ils avaient fait des projets
ensemble sur leur bat-flanc de misère.

Il fallait les mettre à
exécution. Il fallait quitter l’armée, quitter Hanoï, se rendre à Saigon qu’il
ne connaissait pas encore, pour y mener une nouvelle vie et non pas rester sur
place à errer comme un fantôme dans une ville en ébullition, devenue étrangère
pour lui, une ville remplie de Chinois pillards, d’Américains sans doute
sympathiques mais très superficiels et trop intéressés.

Il fallait faire quelque chose !
Mais quoi ?

Les évènements étaient plus forts
que lui, alors il fallait bien vivre au jour le jour et faire la besogne qui
lui avait été assignée, en attendant, tout ayant une fin, les changements qui
s’annonçaient. La pâte était en fusion, il en sortirait bien quelque chose.

La situation présente ne pouvait
être que provisoire. Oui, on vivait bien sur un volcan.

Il finirait bien par exploser !

Les manifestations
anti-françaises se multipliaient en ville. Le coup porté à l’autorité coloniale
par les Japonais était plus mortel qu’on aurait pu le supposer. Au lieu de
soigner la blessure, le gouvernement de la France avec de mauvais remèdes
l’envenimait.

Le Vietminh, dès le mois d’août,
avait obligé Bao Dai, l’empereur d’Annam, à abdiquer, pour proclamer et établir
une république démocratique et indépendante.

Des conseils du peuple furent
installés aussitôt dans tous les villages du Nord.

Bao Dai, lui-même, devint le
conseiller suprême du nouveau gouvernement révolutionnaire sous le nom de
Monsieur Vinh-Thuy, pour peu de temps, il est vrai, avant de se retirer à Hong
Kong.

Le quadrillage du pays
s’organisait au profit des communistes. Les autres partis nationalistes étaient
impuissants à s’opposer. Le VNQDD[28],
soutenu par les Chinois, disparut aussi vite qu’il était né, éliminé par un
Vietminh intraitable et conquérant.

Pierre vivait ces évènements en
spectateur cherchant à les comprendre.

Comme beaucoup, il ne saisissait
pas toujours très bien ce qui se passait. Etant dans la fournaise, il manquait
de recul pour analyser la situation. Ses fonctions auprès des Américains
étaient très subalternes.

Mais en revanche, elles lui
procuraient de nombreux avantages. Il ne manquait de rien. Il circulait en
ville librement de jour comme de nuit grâce à son laissez-passer, alors que
l’insécurité était permanente malgré le couvre-feu.

Les Français s’enfermaient chez
eux. Se barricadaient. Vivaient dans la peur continuelle d’être empoisonnés,
massacrés, et attendaient avec angoisse et incertitude leur rapatriement en
métropole.

Les soirées chez Berry étaient de
plus en plus fréquentées. C’était le seul endroit où l’on pouvait s’amuser. Ces
soirées se terminaient toujours à l’aube. Chaque soir de nouvelles têtes se
présentaient. Les femmes étaient de plus en plus nombreuses. Des aventures se
nouaient et se dénouaient souvent sans lendemain. Pierre, en service commandé,
ne pouvait pas y échapper.

 

Il s’y ennuyait souvent, évitait
de s’enivrer mais n’y arrivait pas toujours. Un soir, après son septième ou
huitième verre de whisky, alors qu’il était assis dans un confortable fauteuil
du hall d’entrée, son poste d’observation préféré, et écoutait d’une oreille
distraite un jeune lieutenant originaire du Texas lui raconter sa vie en lui
montrant des photos de sa fiancée, sa vue se brouilla, son cœur se mit à battre
violemment, si fort qu’il faillit en lâcher son verre.

Simone était apparue dans
l’encadrement de la porte.

Resplendissante dans une robe
chinoise bleue à grandes fleurs blanches moulant son incomparable corps, souple
et ondoyant. Toujours aussi belle et provocante.

D’un bond il se leva, le sang à
la tête, dégrisé.

– Simone…

– Pierre…

Deux cris étranglés, échappés de
leur gorge, mais arrêtés nets par l’arrivée d’un grand gaillard en uniforme qui
s’enquit, l’œil interrogatif, dans un français hésitant :

– Simone, un ami de toi ? One of
your friends ?

L’effet de surprise passé, Simone
fit les présentations.

– Pierre, un ancien camarade.
Mike Kent, mon fiancé.

Pierre s’attendait à tout depuis
le 9 mars, il savait que la face des choses pouvait changer en un rien de
temps, il s’attendait à tout, sauf à cela. Mike Kent mon fiancé !

Il avait bien entendu. Il n’était
plus ivre. Simone attendait, légèrement inquiète, sa réaction. Le grand
gaillard était tout sourire. Une vraie réclame de dentifrice.

Surmontant son trouble, se
ressaisissant, il leva son verre et sur un ton qui se voulait joyeux, il cria
presque :

– Mike, je vous offre un verre.
Il faut célébrer vos fiançailles, et puis vous me raconterez votre vie.

Les Américains adorent raconter
leur vie. Montrer leurs photos de famille. Tous trois se mirent à rire et se
dirigèrent vers le bar où Jack, installé à sa place préférée, les reçut avec la
plus grande cordialité.

Les doses de Bourbon, sa
bouteille préférée qu’il sortit exceptionnellement à la demande de Pierre pour
cette situation singulière, furent particulièrement corsées.

– Pas plus haut que les bords ! éructa-t-il
en frappant Pierre dans le dos.

– That guy can drink, dit-il en
versant à boire à Mike.

Jack avait immédiatement compris
de quoi il retournait, Pierre lui ayant souvent parlé de Simone. Pour lui
marquer sa sympathie, il entraîna Mike au salon pour lui faire les honneurs de
la maison et le présenter à tous les invités.

Simone, après quelques gorgées de
bourbon avalées tout doucement du bout des lèvres, lui demanda avec son air le
plus désarmant ce qu’il faisait là.

– Je t’attendais…Je te cherche
depuis des mois, souffla Pierre. J’ai survécu uniquement pour te retrouver, te
revoir.

Il exagérait, mais au point où il
en était, il était prêt à tout inventer pour la reconquérir. Il ajouta :

– Tu as vraiment l’intention de
te marier avec ce cow-boy ?

– Ecoute Pierre, cela fait des
mois que je vis avec Mike.

Il a été très bon, très gentil. J’ai vécu des
heures affreuses après le 9 mars. Mon père a été massacré et ma mère, violée
par les Japonais, est morte. J’ai réussi à m’échapper, à me sauver pour me
réfugier à la campagne chez ma grand-mère aux environs de Phu Ly.

– Viens, ne restons pas là, coupa
Pierre.

Il l’entraîna dans le bureau de
Jack.

Il voulait être seul avec elle.

– Encore une fois, as-tu l’intention
de te marier avec ce garçon ? gronda-t-il, alors qu’il commençait à
s’échauffer.

– Mike et moi partons pour Los Angeles
la semaine prochaine. Pense à moi, sois gentil.

Simone se rapprocha de Pierre et
moulant son corps contre le sien, elle l’enlaça et lui tendit ses lèvres.
Pierre la serra furieusement contre lui pour prendre ses lèvres offertes comme
un noyé qui se raccroche à une branche. Il lui dévora le visage. Mordant sa
bouche. La pressant, l’étouffant. Simone se dégagea doucement.

– Pierre, arrête…je commets
sans doute une erreur, mais Mike est si bon, si généreux avec moi. Il m’aime,
il est fou de moi.

Pierre n’écoutait plus. Il reprit
Simone dans ses bras.

– Viens, partons, allons chez moi,
j’ai une chambre en ville.

– Mais non… je t’aime toujours,
mais c’est impossible.

Elle était aussi troublée que
lui. Les souvenirs revenaient, les submergeaient.

Elle se coula dans ses bras pour
une nouvelle étreinte.

Soudainement, elle se débattit,
luttant farouchement de toutes ses forces pour se dégager.

Pierre interdit, desserra sa
pression.

Simone, apparemment hors d’elle,
le gifla violemment.

– Lâche-moi, espèce de brute !

Mike venait d’entrer dans le
bureau. Pierre qui tournait le dos à la porte ne l’avait pas vu arriver. Il
comprit aussitôt le réflexe, le comportement de Simone.

En pleurant, elle se précipita
dans les bras de son géant pour s’y blottir et implorer sa protection.

Mike, les yeux lançant des
éclairs, pâle de colère contenue, l’écarta doucement, puis s’avançant vers
Pierre, prenant tout son temps, lui décocha un direct du gauche en hurlant :


You, son of a bitch…bloody frenchy !

Puis prenant Simone par les
épaules ils quittèrent lentement la pièce sans dire un mot.

Simone, avec un misérable petit
sourire, les yeux mouillés de larmes, implorant silencieusement son pardon,
regarda tristement Pierre pour la dernière fois.

Pierre, groggy, se releva, un
sourire amer au coin de la bouche, son mouchoir à la main pour essuyer le sang
qui coulait de sa lèvre tuméfiée.

 » Pense à moi…Sois gentil !
 »

Il serait gentil, puisqu’elle le
voulait ainsi.

 

Le séjour en Indochine de Jack
Berry touchait à sa fin.

La présence de son unité n’était
plus nécessaire, ne se justifiait plus.

Les  »Liberty ships » américains
étaient enfin arrivés à Haiphong et le rapatriement des Japonais terminé. Les
difficiles négociations entre la France et le Vietminh se poursuivaient.

Les Chinois ne bougeaient
toujours pas. Ils avaient pourtant reçu l’ordre, leur mission terminée, de se
préparer à retraverser la frontière.

Jouisseur incorrigible, Jack
voulut satisfaire, avant de retourner dans son pays, une de ses dernières
envies.

Il voulait fumer de l’opium. Une
expérience qu’il désirait faire à tout prix. L’occasion était trop belle. La
tentation trop forte. Il ne reviendrait sans doute jamais plus, pensait-il,
dans ce foutu pays, comme il l’appelait à présent à la veille de son départ.

Une fumerie, dans son esprit,
devait être un lieu de débauche, où l’on devait trouver des créatures de rêve
prêtes à satisfaire toutes vos fantaisies et le meilleur alcool du monde.

– Pierre, toi qui es un enfant de
ce sacré foutu pays, tu dois savoir où trouver une fumerie.

La question lancée à la fin d’une
soirée particulièrement arrosée, prit Pierre de court.

Il ne s’attendait pas à ce que
Jack lui demandât un tel service.

Pierre, ses bonnes résolutions
envolées, désenchanté à la suite de sa rencontre avec Simone et qui en était à
un énième dernier verre, promit pour avoir la paix, Jack étant très insistant,
tout ce qu’on voulait.

N’ayant jamais mis les pieds dans
une fumerie, il s’était néanmoins engagé à conduire, le lendemain même, Jack et
ses deux lieutenants du  »Search Detachment » dans l’endroit désiré, pour ne
pas décevoir, son prestige étant en jeu, pensait-il.

Il prit donc contact avec une
vieille connaissance, opiomane invétéré, ami intime de son ancien logeur
misanthrope.

La fumerie indiquée se trouvait
dans l’avenue du Grand Bouddha non loin de la voie ferrée, un endroit retiré et
discret.

L’arrivée bruyante de l’équipe
Berry, en jeep, le lendemain soir, après l’heure du couvre-feu devant la porte
close, sema la panique dans l’établissement.

Pierre dut parlementer longtemps
avec la mère Loulou, une  eurasienne
couverte de bracelets et de bijoux, totalement affolée.

Pour la rassurer, il lui promit
une montagne de dollars.

Elle consentit enfin à ouvrir sa
porte lorsqu’elle fut entièrement convaincue qu’il s’agissait bien, non de Français,
mais de militaires américains aux poches bien garnies.

Les filles en tenue légère qui se
présentèrent, pépiant comme des moineaux en fête pour offrir leurs services,
furent écartées sans façon.

Le groupe, Jack en tête, fut
invité à se diriger vers les salles richement décorées, réservées aux fumeurs.

La pénombre, le silence, le
serviteur tout de noir habillé, au visage impassible, sans expression, assis
sur ses talons, déjà installé pour préparer en professionnel la première pipe,
les tentures brodées d’or et d’argent, les bat-flanc recouverts de beaux tapis
de soie, garnis de magnifiques coussins multicolores, invitaient à se taire et
à se recueillir.

Les fêtards impressionnés,
intimidés, se déchaussèrent et s’allongèrent en silence, sans un mot, émus et
vaguement effrayés.

Déjà la première boulette
d’opium, placée d’une main experte et habile à l’extrémité d’une aiguille, se
gonflait, se boursouflait, se dorait, grésillait au-dessus de la flamme d’une
lampe à huile, en répandant une odeur pénétrante.

Jack eut droit à la première
pipe. Il aspira la précieuse fumée d’un trait, d’une seule et longue
inspiration, comme cela lui avait été indiqué. Il réussit même à avaler toute
la fumée comme un habitué, un fumeur expérimenté.

Quel coffre ! Il n’en revenait
pas lui-même. L’acte n’ayant duré que quelques secondes, décontenancé, déçu,
insatisfait, il alluma une cigarette, tandis qu’une ombre lui présentait un
minuscule bol de thé.

A tour de rôle, ils fumèrent tous
entrecoupant les pipes de thé et de cigarettes.

Dans une ambiance feutrée, calme,
personne ne cherchait à élever la voix pour imposer son opinion, son point de
vue, pour avoir raison.

Les conversations se prolongèrent
fort tard dans la nuit, agrémentées pour quelques-uns d’un bref passage chez
les filles.

Pierre, prudent et déjà averti,
fuma très peu, cinq à six pipes seulement qui eurent pour effet de guérir un
rhume de cerveau qu’il traînait depuis une semaine.

Jack en fuma plus d’une vingtaine
qu’il aspirait goulûment, répétant à chaque fois, mais de plus en plus
faiblement qu’il ne ressentait rien.

Le lendemain fut atroce pour lui.
Blanc comme un spectre, parcouru de frissons, couvert de sueurs froides, les
mains moites, il vomit toute la journée, à se retourner les tripes.

– Je suis content, je suis très
content, mais for heaven sake, plus jamais ça, never again ! répétait-il en
hoquetant sans cesse.

Quelques jours plus tard, il
quitta Hanoï avec toute son équipe, non sans avoir donné pour la dernière fois
une soirée inoubliable, au cours de laquelle il prit la plus grande cuite de sa
vie.

Son adieu au Tonkin.

Pierre le regretta. Il avait
passé, somme toute, de bons moments avec lui.

Un bon compagnon, chaleureux,
humain, tolérant, dépourvu de méchanceté.

Allait-il redevenir chauffeur de
locomotive, la guerre finie ?

 

Depuis un certain temps le bruit
courait en ville que les troupes françaises arriveraient prochainement à Hanoï.

Elles avaient déjà débarqué début
octobre à Saigon et assuré progressivement au cours des mois suivants la relève
des troupes britanniques, réoccupant la Cochinchine, poussant une pointe
jusqu’à Ban Me Thuot et la frontière cambodgienne, consolidant leur situation
en direction du Laos.

Un accord avec la Chine avait été
signé à Tchong-King fin février.

Ho Chi Minh, élu depuis le 2 mars
Président de la République Démocratique du Vietnam, avait signé avec Sainteny
le modus vivendi du 6 mars.

On se réjouissait que tous ces
accords permettent le retour des forces françaises au nord du 16ème parallèle.

Le retour de l’armée française à
Hanoï, le 18 mars 1946, un an à une semaine près du coup de force japonais, fut
triomphal.

Un véritable délire.

Les chars de la 2ème D.B. du
général Leclerc, couverts de fleurs et de grappes humaines, remontèrent
lentement la rue Paul Bert. Toute la population française était là.
L’enthousiasme, la fièvre, la frénésie, le déchaînement de la foule,
surpassèrent, selon les témoins, l’accueil réservé par les parisiens ou les
strasbourgeois deux ans plus tôt à ces mêmes unités.

Les femmes se jetaient au cou des
héros du jour, les couvrant de baisers, prêtes à s’offrir à ces merveilleux
libérateurs, si admirables, si virils dans leurs beaux uniformes.

Les Chinois pliaient bagages.

Ils cédaient le terrain, à
contrecœur.

La mauvaise humeur du général Lu
Han s’était auparavant exprimée à Haiphong où les troupes françaises furent
accueillies à coups de canon.

Cette canonnade meurtrière fut
mise sur le compte d’un grave malentendu.

Lu Han n’avait pas été prévenu.
Son consentement n’avait sûrement pas été monnayé.

Les Chinois sont très doués pour
expliquer les raisons d’un malentendu.

Contraints et forcés, ils
abandonnèrent pourtant le territoire si facilement conquis.

Ils emportèrent dans leurs
bagages tout ce qui était transportable. Les portes, les fenêtres, les
équipements sanitaires, électriques. Les camions, les chariots de fortune
étaient pleins à craquer, chargés de malles et d’objets de toute sorte.

Un nettoyage en règle. Un travail
de fourmi. Seuls les murs des maisons restaient en place. Derniers vestiges
d’une civilisation disparue.

La belle et exemplaire division
d’honneur du général Lu Han, équipée à l’américaine, se métamorphosa en horde
Gengis-khanesque au fur et à mesure qu’elle prenait la direction de la
frontière chinoise, en remontant la RC1, via Bac Ninh, Dong Mau et Lang Son.

Frontière qu’elle refusa de
franchir. Une autre division chinoise l’attendait de pied ferme pour partager
le butin.

Le général Lu Han et ses hommes,
pas partageux, rebroussèrent donc chemin en direction d’Hanoï.

 

Les menaces du général Leclerc,
qui ne reposaient que sur un bluff énorme car il n’avait pas les moyens de
s’opposer au déferlement de cette horde, obligèrent tout de même Lu Han à
s’arrêter à hauteur de Dong Trieu entre Hanoï et Haiphong.

Son unité, avec armes et bagages,
fut finalement dirigée sur Haiphong et embarquée sur des navires américains
pour être acheminée vers Dairen en Mandchourie, où le glorieux mandarin rallia
immédiatement les victorieuses forces communistes de Mao Tsé-toung.

Son aventure tonkinoise était
terminée. Sa carrière de chef communiste commençait.

Les Chinois partis, les Français
soulagés, protégés par leur armée commencèrent à s’organiser, à préparer le
rapatriement des familles.

Coupés de la France depuis plus
de sept ans pour la plupart, ils avaient hâte de rentrer, ne serait-ce que pour
se refaire une santé. Pour beaucoup d’entre eux la relève s’imposait. D’autres
envisageaient de revenir.

Dans l’armée, un fossé très vite
se creusa entre les anciens et les nouveaux.

Les nouveaux, resplendissants de
santé, arboraient des uniformes étincelants.

Les anciens, maigres et
pitoyables, étaient pour la plupart habillés de frusques japonaises.

Non seulement l’apparence mais
les mentalités, souvent opposées, les différenciaient, les séparaient. Pour les
nouveaux reçus en triomphateurs, les anciens avaient perdu la guerre, ils
n’avaient pas su se faire aimer de la population locale.

Un jour, un jeune lieutenant,
fraîchement débarqué, apostropha durement Pierre :

– Vous avez du en faire beaucoup
pour qu’ils vous détestent à ce point-là !

Les manifestations
anti-françaises en étaient, pour lui, la preuve.

Ces anciens avaient bien sûr
collaboré avec les Japonais ; il était temps de les rapatrier. On allait leur
montrer comment il fallait s’y prendre pour faire aimer et respecter la France.

On n’avait pas besoin de ces
minables, malades et vérolés. Les nouveaux allaient sauver l’Indochine.

Pierre, outré par ces propos
abusifs se retint pour ne pas lui envoyer son poing dans la figure. L’altercation
se prolongeant il fallut finalement les séparer avant qu’ils n’en viennent à se
battre.

L’épuration commença. Epurer des
gens qui n’avaient pas collaboré avec les Japonais ne fut pas une mince
affaire.

Pierre, écœuré, demanda à
bénéficier des mesures de dégagement proposées aux officiers de l’ancienne
armée.

Retrouver René n’avait pas été
non plus étranger à sa décision.

De jeunes officiers de réserve,
recrutés localement, formés à Tong pendant l’occupation japonaise et promus
aspirants ou sous-lieutenants, s’étant vu refuser l’accès à une annexe de
Coëtquidan, installée à Dalat, sous prétexte que l’Ecole était uniquement
réservée aux sous-officiers, aspirants et officiers de réserve du corps expéditionnaire,
suivirent son exemple et demandèrent également à quitter l’armée.

En août 46, ils furent nombreux à
être embarqués sur un navire de guerre à destination de Saigon pour y être
démobilisés.

Unique moyen à l’époque,
d’assurer dans les meilleures conditions de sécurité le rapatriement des
Français du Tonkin vers le Sud.

 

Le croiseur, le  » Duquesne  »,
sur lequel Pierre embarqua, pour des raisons inconnues remonta le golfe vers le
Nord en direction du port charbonnier de Hon Gay, où il séjourna plusieurs
jours.

Pierre découvrit avec ravissement
la baie d’Along, cette merveille du monde.

Ébloui, fasciné par ses
innombrables rochers impressionnants, percés de grottes mystérieuses, bordés
pour la plupart de minuscules plages au sable très fin, émergeant d’une mer
couleur d’émeraude sous un ciel d’un bleu lumineux, il passait des heures
entières à se baigner dans cette mer si chaude, à bronzer sur la petite plage
de l’île de Vat Chay, toute proche.

Ce séjour paradisiaque fut hélas
de trop courte durée.

Le navire regagna Haiphong.

En quittant l’embouchure du
fleuve Rouge, au large de Doson, en voyant les côtes s’éloigner, les bras
croisés appuyés sur le bastingage, Pierre eut le cœur serré.

Il était triste. C’étaient ses
dernières années de jeunesse qu’il laissait derrière lui.

Cinq ans passés sur cette terre
du Tonkin, si accueillante, où il avait été heureux, où il avait aimé, où il
avait souffert, où il ne reviendrait sans doute jamais, mais qu’il ne pourrait
jamais oublier.

Elle avait été pour lui, avec
beaucoup d’autres, comme sa seconde patrie.

Le navire, tous feux allumés,
silencieusement dans la nuit sans étoile, glissant sur les flots, l’entraînait
vers un autre destin.

Un destin d’homme.

 

Chapitre 4

Le ravitaillement de Saïgon.

La guerre avec le Vietcong.

Fin du régime Ngo Dinh Diem

Arrivée massive des troupes
américaines.

Pierre Malroy et Odile.

Le dodge au nez écrasé roulait à
vive allure sur la route latéritée pour éviter les vibrations causées par la
tôle ondulée.

Pierre Malroy, assis à côté du
conducteur, de grosses lunettes noires sur le nez pour se préserver de la
poussière ocre et chaude et de la meurtrière réverbération qui l’aveuglait au
travers du pare-brise, donna un coup d’œil à sa montre.

Dans un petit quart d’heure ils
quitteraient la zone réputée dangereuse. Saigon était loin, Ban Me Thuot tout
proche.

A chaque voyage, c’était la même
chose. Une course folle contre la mort vous guettant à chaque tournant. Le
Vietminh était présent partout et nulle part.

Ses embuscades redoutées. Plus
d’un camion, d’un convoi avaient déjà été décimés sur cette route sanglante.

Maurice, le conducteur, torse nu,
les mains crispées serrant fortement le volant, faisant corps avec le véhicule,
évitant adroitement les moindres obstacles qu’il connaissait par cœur jusque
dans ses moindres creux, ses moindres bosses, regardait fixement au loin devant
lui.

Il semblait vouloir avaler les
kilomètres, pressé d’arriver vivant à bon port, pour s’offrir une bonne bière
bien glacée.

Ancien sous-officier de la coloniale,
il avait décidé, n’ayant plus aucun lien familial avec la métropole, de refaire
sa vie en Indochine. Il avait accepté de s’associer avec René Perrin, son
ancien chef de section, le compagnon de captivité de Pierre.

Maurice était un homme solide,
courageux, sûr et d’un grand dévouement.

– Allume-moi une cigarette
Pierre, s’il te plait, demanda-t-il en donnant un grand coup de volant sans
détourner la tête.

La première bouffée, avidement
avalée, le calma et il se sentit moins nerveux, ce qui rassura Pierre qui
craignait, malgré sa confiance, de se retrouver les quatre roues en l’air après
chaque virage pris à grande vitesse.

Les deux hommes étaient trempés
de sueur, couverts de poussière. Ils avaient quitté Saigon à quatre heures du
matin, il faisait presque froid. Maintenant, la chaleur était accablante et
humide.

Pierre de son regard filtrant,
scrutait intensément les deux côtés de la route, prêt à donner le signal de
sauter, d’abandonner le véhicule et de balancer les grenades posées devant eux
?

Lac Thieu dépassé, il poussa un
soupir de soulagement et alluma à son tour une Mitag. La fumée acre et
amère lui brûla la gorge, le calma à son tour ; c’était un mal plaisir, formule
que Le van Quat aimait employer et que Pierre avait retenue.

Le parcours le plus dangereux
était fait. Enfin ! On arrivait.

 

Rouler sans la protection des
convois militaires était très risqué, mais aujourd’hui la marchandise à livrer
au retour ne souffrait aucun délai. Il fallait rentrer à Saigon au plus tôt.
René avait promis de livrer dans les quarante-huit heures les balles de thé et
les sacs de café.

Pierre s’était habitué à sa
nouvelle vie. Une vie dangereuse, mais qui rapportait gros. Le ravitaillement
de Saigon était, en cette fin d’année 46, assuré également par de nombreux
transporteurs routiers, tant chinois que français. Aux risques réels s’ajoutait
une concurrence agressive et violente.

Le tribut payé par les Chinois,
soit directement soit indirectement, au Vietminh, expliquait, justifiait le
montant élevé du fret et le prix de vente des marchandises à Saigon. Les Français
s’alignaient sur les prix des Chinois.

René et Pierre s’y retrouvaient
grâce à leurs relations personnelles et amicales avec les planteurs. Ils
obtenaient à l’achat de la plupart des produits, des prix inférieurs à ceux
consentis généralement aux autres. Ne faisant jamais défaut et étant toujours
ponctuels, ils étaient très sollicités et appréciés par les commerçants chinois
de Cholon, la grande ville-marché de Saigon. Mais les affaires malheureusement
n’étaient pas toujours aussi faciles.

Arrivé à Saigon au mois d’août,
après un voyage sans histoire sur le « Duquesne », une aventure
agréable à bord et un deuxième séjour enchanteur sur les plages de Nha Trang où
le navire s’était arrêté pendant 48 heures, le grand port de la capitale du Sud
étant encombré, Pierre ne fut pas long à retrouver René.

Les Saïgonnais à cette époque,
sans se donner de rendez-vous précis, en parcourant la rue Catinat de la place
de la cathédrale à l’hôtel Majestic sur les quais, ou en prenant un
verre au Cercle Sportif, ou un café liégeois à  La Pagode, ou l’apéritif à la
terrasse du Continental, étaient certains de se rencontrer. C’était
inévitable.

Le soir, les endroits préférés pouvaient
être soit La pointe des blagueurs au bord de la
rivière, rare endroit pour profiter en fin de journée d’un peu de fraîcheur en
écoutant le clapotis de l’eau, soit Le Grand monde à Cholon,
important centre de loisirs où l’on pouvait perdre jusqu’à sa chemise en jouant
au Taï  Siou et à d’autres jeux de
hasard.

L’hôtel Continental de monsieur
Franchini, personnage important, était également, en fin de soirée, un grand
pôle d’attraction, le point de rencontre obligé des hommes d’affaires, espions,
agioteurs et trafiquants de tout poil.

Après
le dîner, tout le monde se retrouvait à La Plantation.

Une boite de nuit dirigée par un
certain monsieur Jean où, sous des ventilateurs de bois aux pales immenses, on
s’entassait à s’étouffer pour danser sur les derniers airs connus les swings et
les slows joués par un orchestre philippin, le meilleur de la ville, qui
s’était fait une réputation irrésistible avec son indicatif  In The Mood  de Glenn Miller.

 

Après un court passage à la
direction de la prison de Chi Hoa, chargé de la surveillance de quelques
criminels de guerre japonais en instance de jugement, le Bureau de Garnison, où
Pierre avait été affecté à son arrivée à Saigon, ne tarda pas, à sa demande, de
le libérer de ses obligations militaires.

Rendu à la vie civile, il ne fut
donc pas long à reprendre contact avec son ancien compagnon de Hoa Binh et
encore moins long à s’installer chez lui.

Il fit ainsi la connaissance de
Monique, l’épouse de René qui l’accueillit et l’adopta avec enthousiasme dès le
premier jour.

Grâce à leur rappel de solde de
captivité, ils s’associèrent pour acheter avec la participation de Maurice,
mécanicien confirmé, partenaire indispensable et précieux pour se lancer sur
les routes défoncées du Sud-Vietnam et du Cambodge, un dodge, laissé pour compte
de l’armée britannique.

Dès le mois d’octobre, Pierre
s’était donc lancé dans cette extraordinaire et périlleuse aventure : le
ravitaillement de Saigon.

Il avait tenu, cette fois-ci, en
prenant la place de l’aide mécanicien, à accompagner Maurice dans cette
dangereuse randonnée.

Une fois de plus le camion était
revenu intact, sain et sauf de sa longue course, chargé à ras bord, croulant
sous le poids des tonnes de sacs de café et de thé, au grand soulagement des
trois propriétaires.

A chaque voyage ils
investissaient la totalité de leur capital. C’étaient aussi paniquant que de
jouer à la roulette russe, mais plus exaltant. La chance les avait jusqu’à ce
jour favorisés. Une fois de plus la vente, après la remise du chargement dans les
entrepôts du vieux Lu Sanh à Cholon, avait été plus que profitable. Une très
bonne affaire.

Ils décidèrent d’aller, pour fêter
l’heureuse performance, sabler le champagne à La Plantation.

Leur lieu de détente favori.

Ils y arrivèrent peu après
minuit. La fête battait son plein, la piste de danse noire de monde. Jean, le
patron, se déplaça personnellement pour recevoir de si bons clients et les
installer tant bien que mal à une table déjà encombrée de plusieurs verres à
moitié vides.

Chez Jean, cela faisait partie de
l’ambiance et personne ne s’en formalisait. Sans se connaître, on se coudoyait,
on se mêlait sans cérémonie, pour s’amuser, rire et danser.

Pierre, une coupe à la main, tout
en se balançant nonchalamment sur sa chaise, regardait d’un air distrait les
couples évoluer sur la piste.

Son esprit était ailleurs, perdu
dans les brumes du Tonkin ou dans ce méchant virage, après le col de Bao Lac,
ce passage redoutable pour un camion lourdement chargé.

Une petite silhouette retint peu
à peu son attention et sans qu’il s’en rende compte son regard bientôt ne la
quitta plus.

Il la suivait dans son mouvement
circulaire au bord de la piste.

L’orchestre attaqua  Jumping
at the woodside  de Count
Basie, un des airs du moment, souvent joué parce que très dansant. Elle était
devant lui, si près qu’en étendant le bras il aurait pu la toucher.

Soudain, comme sortant d’un
songe, il réalisa l’attrait qu’exerçait sur lui cette inconnue. Svelte, menue,
gracieuse, elle dansait. Elle était le rythme, la musique même, et lui,
fasciné, vivait la danse avec elle.

Brusquement l’orchestre s’arrêta.
Sans un regard pour son cavalier, elle se dirigea vers Pierre.

Le souffle court, les jambes
molles, surmontant son trouble, il se leva prêt à croire au miracle. Il se
reprit vite en réalisant sa méprise. Suivie de son compagnon, elle regagnait
tout simplement sa table, la table qu’il occupait avec René. Deux autres
couples arrivèrent presque en même temps.

Les présentations faites, Pierre
offrit le champagne.

Il n’avait retenu qu’un prénom :
Odile.

Tout en participant d’un air
absent à la conversation, il l’observait.

Elle était mieux que jolie, elle
avait du charme. Une bouche bien dessinée, des fossettes qui se creusaient au
moindre sourire, un petit nez retroussé, tout concourait à lui donner un air
espiègle et attirant. Des yeux verts, pailletés d’or. De l’or encore plein sa
chevelure qui accrochait toute la lumière multicolore de la salle. Et pourtant,
il lui semblait déceler un fond de tristesse cachée dans son regard.

Pierre se secoua, vida son verre
d’un trait, et se moqua de lui-même : « Mon pauvre vieux, tu n’es
vraiment pas en forme, un peu plus et tu jouais au psychologue. Ce n’est pas
ton genre, voilà où mène l’abus de champagne, et ton air ému en contemplant
cette main sans alliance ! Toi, qui fuis les jouvencelles comme la peste !
Toi, qui fuyais Geneviève à Hanoï. »

Un bruit de chaises le tira de
ses pensées. Les compagnons de table prenaient congé.

– Qui sont-ils ? demanda-t-il à
Monique, après leur départ.

– Des nouveaux, des Français 45.
Mon pauvre ami, tu n’as donc pas entendu ? Vraiment tu n’es pas en forme !
Enfin, pas une danse, pas une parole.

Pas en forme ? Tiens, Monique
aussi s’en était aperçue.

Se sentant fébrile, fatigué aussi
par cette longue journée passée sur la route de Dalat, brusquement déprimé, il
décida d’aller se coucher et quitta sans cérémonie René et Monique surpris par
son comportement inhabituel.

Cette inconnue l’avait troublé,
intimement touché.

 

La semaine suivante fut
laborieuse et plutôt agitée.

Les ennuis semblaient s’accumuler
avec plaisir. Le vieux Lu Sanh était dur à convaincre, un renard rusé et
habile, exigeant sur la marchandise, intraitable sur les prix.

Seul Pierre arrivait par sa
gentillesse, son savoir-faire, son entregent, la considération et la déférence
qu’il lui manifestait, à humaniser ce diable d’homme.

Il lui fallait user de beaucoup
de persévérance, revenir sans cesse sur les conditions d’un contrat. Contrat
toujours non écrit.

 

A l’opposé de sa nature profonde,
il était devenu très patient.

En affaires, il avait appris à se
taire et à écouter. Attendre et choisir le moment propice pour placer les mots
essentiels. Sans en avoir vraiment conscience, il mettait en pratique les
enseignements et les conseils de son vieil ami Le van Quat, lui aussi disparu
après la tourmente du 9 mars.

Les repas chinois succédaient aux
repas chinois, les kampés aux kampés.[29]

Dans une ambiance chaleureuse et
amicale, après plusieurs jours de négociations, de dîners pantagruéliques
interminables servis par de charmantes taxi-girls de  l’Arc-en-ciel [30]
invitées à partager les repas, un accord était finalement toujours conclu.

Lu Sanh estimait Pierre. Il
appréciait sa tournure d’esprit qu’il trouvait par certains côtés semblable à
la sienne. Il était sensible à ses attentions. Ce Pierre était devenu un vrai Chinois.
C’était un vrai plaisir que de discuter avec lui.

Pour lui marquer son amitié, il
cédait en fin de compte sur quelques points, en éclatant de rire.

Aller chercher du riz, des fruits
et des légumes à My Tho ou Can Tho, des cochons ou de la volaille au Cambodge,
du thé ou du café sur les hauts plateaux, des feuilles de crêpe ou des balles
de caoutchouc dans les plantations d’hévéas, était l’affaire de tous les
transporteurs, mais enlever un contrat parce qu’on est sympathique et que l’on
a su gagner l’amitié d’un Chinois était tout autre chose.

Pierre et son équipe avaient une
très bonne réputation. Ils étaient de parole et toujours ponctuels en
livraison.

Les canards et les cochons, la
future livraison demandée par son meilleur client et ami, seraient fournis
comme à l’accoutumée dans les délais, quitte à rouler en solitaire sur la route
de Phnom Penh. Lu Sanh voulait aussi du miel sauvage à prendre du côté de
Mimot.

Ces transactions avec le vieux Lu
Sanh l’avaient accaparé. Quelques autres contrats plus modestes, mais non
négligeables pour remplir le camion à l’aller, lui avaient donné également
beaucoup de soucis.

 

La semaine s’était donc écoulée
sans qu’il s’en aperçût.

La ville avait été nettoyée
durant la nuit par un violent orage, une pluie torrentielle inhabituelle à la
veille de Noël. L’air était presque frais. Le ciel d’un bleu étincelant.

Il faisait bon. Le temps à vous
mettre de bonne humeur.

Pierre, sortant de sa banque,
remonta le boulevard Charner, se frayant un passage, gêné dans sa marche par la
multitude de badauds et de flâneurs agglutinés devant les étalages multicolores
de jouets, appareils de radios, livres, friandises, fleurs, objets divers,
répandus à profusion sur les trottoirs, décorés de fleurs et de guirlandes en
plastique, inondés de soleil ; un amoncellement d’objets et d’articles de
pacotille       made in Hong Kong.

Il jetait un regard amusé sur ce
bric-à-brac, quand soudain il la vit, accroupie au milieu des jouets.

 

Accélérant le pas, il la
rejoignit alors qu’elle se redressait, les bras chargés de plusieurs poupées japonaises
et de petits lapins roses en peluche tout frisés.

– Bonjour, vous jouez au Père
Noël ?

Odile, surprise, regarda cet
homme qui lui souriait. Son visage ne lui était pas inconnu. Mais où
l’avait-elle déjà rencontré ? Sans chercher plus longtemps, se détournant de
lui, elle s’adressa au Vietnamien qui se tenait près d’elle pour déposer, non
sans mal, dans ses bras sa moisson de poupées.

– Nam, portez tout ça à la
voiture et revenez.

Puis souriant à Pierre :

– Vous ne croyez pas si bien dire
et puisque le ciel vous envoie, aidez-moi.

Elle reprit sa quête de jouets.
Pierre, ravi de la manière dont cette rencontre se poursuivait, l’observait.
Une enfant, une véritable enfant. Elle était encore plus jolie que dans son
souvenir et si blonde !

Elle prenait un réel plaisir à
manipuler, à choisir ces babioles qu’elle déposait d’un geste vif, son choix
fait, dans les bras de Pierre.

– Voilà, je pense que cela
suffit. Si j’ai oublié quelque chose pour un des enfants, j’enverrai le
chauffeur demain pour compléter mes emplettes. D’ailleurs, je ne vois pas
comment vous pourriez en porter davantage, ajouta-t-elle un brin moqueuse. Mais
que fait-il ce chauffeur ?

– Que de jouets ! Vous êtes
pourvue d’une famille nombreuse ?
interrogea Pierre avec une pointe d’ironie mêlée d’inquiétude.

– Je suis confuse d’abuser ainsi
de vous, accompagnez-moi jusqu’à la voiture, voulez-vous ?

Pierre ne se fit pas prier,
heureux de se montrer utile.

Libéré de son chargement, il
aperçut un jouet tombé à ses pieds. Le ramassant, il le tendit à Odile.

– Oh ! Mon bébé chien. Je me
l’étais réservé.

Elle le contempla une seconde,
puis elle le tendit à Pierre.

– De la part du Père Noël.

Elle semblait vouloir, par cette
espièglerie, faire oublier cette confidence sur elle-même. Puis elle disparut
aussitôt dans la voiture qui démarra immédiatement.

Pierre se retrouva seul sur le
trottoir sans avoir pu dire un mot, le jouet dans la main. Il le regarda un
instant, le mit dans sa poche un sourire aux lèvres, et reprit sa marche.

Odile, rentrée chez elle, donna
quelques ordres rapides à son Bep et à sa Thi Ba, avant
de se diriger vers sa salle de bains pour pendre une bonne douche froide.

Elle était pressée. Elle était en
retard, elle était d’ailleurs toujours en retard, n’ayant pas la notion du
temps.

Alors qu’elle se séchait
énergiquement, nue devant son miroir, en écoutant son denier disque acheté la
veille, quand résonna soudain  Jumping
at the roadside.

Le visage de Pierre se dessina
dans la glace, si présent, si réel que d’un geste pudique elle referma sur elle
sa serviette de bain.

 

La Plantation, mais oui, bien sûr,
c’était là qu’elle l’avait rencontré pour la première fois ! Pierre… enfin
Pierre quelque chose. Sympathique mais peu bavard.

Ce qui n’était pas pour lui
déplaire. Cela la changeait de tous ces hommes, tous les mêmes, qui se
mettaient à débiter mille fadaises sous prétexte de faire la cour à une jolie
femme.

Elle faisait semblant de jouer le
jeu, car elle était coquette et acceptait en souriant les avances des plus
hardis, mais quelques réparties bien placées faisaient comprendre bien vite à
ces galants qu’ils en seraient pour leurs frais.

– Odile, es-tu prête ? Nous
allons encore être en retard, dépêche-toi. Je t’attends dans le hall.

Hubert de Treignac, son mari,
s’impatientait.

Arrivé à Saigon dans le sillage
du Haut commissaire, il occupait un poste important dans les Services
Économiques. Petit, sec, brun de chevelure et de peau, c’était un homme cassant
et hautain, fier de son nom et de ses origines.

Il était tombé éperdument
amoureux d’Odile et l’avait épousée sur un coup de tête à la veille de son
départ en Indochine, contre le gré de sa famille.

Plus âgé qu’elle, il la traitait
comme une petite gamine.

Impressionnée plus qu’attirée par
lui, Odile ne réalisait toujours pas comment elle en était arrivée à être, du
jour au lendemain, l’épouse d’un Haut fonctionnaire à Saigon, loin de sa
Corrèze natale.

Tout avait été trop vite. Elle
n’aimait plus son mari. Elle le respectait et lui était reconnaissante de la
sécurité qu’il lui assurait, mais ne pouvait pas s’empêcher de ressentir une
certaine crainte bien qu’il fut gentil et bon avec elle, mais d’une bonté tyrannique.
Ils vivaient ensemble, côte à côte, lui dominateur et satisfait, elle docile et
soumise.

Elle le rejoignit rapidement dans
le hall.

Nam, le chauffeur, à une allure
folle, en virtuose, après une série de virages dignes d’un slalom géant,
évitant les cyclo-pousse, les vespas, les tac-à-tac ou boites d’allumettes,
dans un brouillard de fumée asphyxiant à couper au couteau, les déposa devant
le Sun Ya, le restaurant le plus élégant, le plus cher de Cholon.

De Treignac avait été, une fois
de plus, invité à déjeuner par de riches négociants chinois qui désiraient
obtenir de lui des licences d’exportation de riz à destination de Shanghai.

Odile avait en horreur ce genre
de festivités qui se renouvelaient un peu trop souvent à son goût ces derniers
temps.

Le déjeuner s’étira, s’éternisa.
A tous ces plats sophistiqués elle préférait les bonnes soupes mitonnées dans
les cuisines ambulantes qu’elle se faisait apporter par son Bep, le
cuisinier. De Treignac se moquait d’elle. Elle n’avait, disait-il, aucune
éducation culinaire.

Elle le savait et ne s’en
souciait guère. Ce n’est pas au couvent de Sainte-Marie de Tulle qu’elle aurait
pu acquérir cette science gastronomique. Peu importe, elle avait la vie devant
elle pour tout apprendre, pour se parfaire.

 

A la fin du repas, après les
attentions et politesses d’usage, une taxi-girl assise derrière elle et placée
là pour la servir, entraîna Odile sur la piste de danse.

Surprise et choquée, elle se
laissa cependant faire.

La Chinoise dansait très bien,
Odile prit même un certain plaisir à valser avec elle. Elle apprit par la suite
que les Chinois par respect offraient des cavalières aux épouses de leurs
invités. Il aurait été inconvenant pour eux de les inviter à danser.

Il est très difficile de résister
très longtemps au sortilège chinois. Ils ont l’art et le talent d’obtenir ce
qu’ils veulent.

Ce n’est pour eux qu’une question
de patience et de temps.

De Treignac n’était pas de
taille. Il se laissa circonvenir sans comprendre qu’il allait être le jouet de
leur machination.

On se quitta très bons amis avec
beaucoup de sourires en se promettant de se revoir bientôt et souvent.

Les Chinois venaient de réussir
un gros coup. Le mari d’Odile était joueur et l’avait dit. Il accepta sans difficulté
et sans méfiance de participer à des soirées de poker. Comment refuser à des
gens aussi sympathiques, aussi prévenants et aussi aimables. En les
fréquentant, Hubert de Treignac se persuada, était persuadé qu’il était
vraiment quelqu’un.

Il considérait que les
témoignages d’admiration et de respect manifestés par ces nouveaux amis étaient
des hommages mérités.

Vaniteux, comme beaucoup de ses
semblables, il ne mettait pas en doute les flatteries dont il était l’objet. Et
puis ces Chinois étaient tellement sincères. Il était vraiment quelqu’un.

Les soirées passées entre hommes
se terminaient très tard.

De Treignac ne perdait jamais,
enfin très rarement. Il gagna au cours des mois qui suivirent leur première
rencontre une petite fortune. De belles Chinoises furent admises à ces soirées
privées. Elles commencèrent à s’intéresser à lui.

Elles le trouvaient beau.

Il le croyait. Il finit par
succomber un jour aux charmes et aux avances de ces hétaïres professionnelles.
Ces Chinoises étaient expertes. Il connut avec elles de nouvelles voluptés.

Il était pris au piège.

La corruption en Asie n’a pas le
même sens qu’en occident.

D’abord, est-ce corrompre de
Treignac que de le laisser gagner au poker ? Est-ce le corrompre que de choisir
ensuite de somptueuses créatures pour les mettre dans son lit ?
Certainement pas, c’est honorer et contenter un ami.

Certes on attend de lui, bien
longtemps après, en échange, quelques menus services. Il n’y a pas de
corruption possible entre amis. Il faut donc, n’est-ce pas, devenir d’abord des
amis, auxquels on ne peut rien refuser ensuite.

Tout est là. Question de culture.

Les Chinois sont très généreux.
Lorsque de Treignac reçut à son domicile sa première caisse de champagne, il la
renvoya sur-le-champ par le même porteur.

Ses amis chinois eurent le
sentiment d’avoir commis une maladresse. Ils l’avaient sous-estimé. Ils
l’avaient évidemment vexé. Aussi, ils lui adressèrent le lendemain, pour se
faire pardonner deux caisses qu’il ne sut pas refuser, comme toutes les nombreuses
caisses qui arrivèrent par la suite.

Odile, de son côté, était
émerveillée par les bijoux qu’elle recevait et acceptait en toute innocence, et
les attentions dont elle était l’objet.

La vie pour les Treignac
s’écoulait, facile, heureuse.

Ils allaient de réception en
réception, de dîner en dîner.

Comme tous les Saïgonnais, ils
s’amusaient, insouciants, indifférents aux attentats, aux grenades qui semaient
la mort autour d’eux.

La guerre, la guerre oubliée,
s’intensifiait pendant ce temps-là sur tout le territoire indochinois. Le
Tonkin était menacé.

Les évènements se précipitaient.

Les Hauts commissaires se
succédaient. Ils ne demeuraient guère en place.

D’Argenlieu avait cédé sa place à
Bollaert, lequel avait été remplacé par Pignon.

Les Commandants en chef ne
duraient guère plus longtemps.

Après Leclerc, après Valluy,
Blaizot et Carpentier s’étaient enlisés.

La prise de pouvoir de Mao
Tsé-toung en Chine suivie en 1950 du déclenchement de la guerre de Corée
transforma le conflit vietnamien.

Il perdit alors son caractère de
reconquête coloniale pour prendre une dimension internationale. Une guerre
idéologique opposant les deux blocs Est-Ouest.

L’appui sino-soviétique permit
aux communistes vietnamiens d’engager des formations nouvelles, puissamment
armées.

Face à une situation de plus en
plus critique, fortement dégradée, le général Revers préconisa l’abandon du
Haut Tonkin et le regroupement de ses forces dans le delta.

Le gouvernement français, inquiet
et affolé, décida alors, ultime recours et pour la première fois, de confier
tous les pouvoirs civils et militaires à un seul homme, le général de Lattre de
Tassigny.

Le roi Jean, c’était son surnom,
qui avait exigé, avant de donner son accord, d’obtenir ces deux
responsabilités, rétablit remarquablement la situation, puis consacra ensuite
tous ses efforts à la mise sur pied d’une armée nationale Sud-vietnamienne.

Malheureusement, il mourut
terrassé par la maladie en 1952.

Son grand mérite fut aussi, en
bravant tous les préjugés et les vieilles rancunes, d’avoir fait appel à des
collaborateurs de l’amiral Decoux pour le conseiller.

Des hommes d’expérience qui
connaissaient bien l’Indochine, notamment l’ancien Résident supérieur du
Cambodge.

A la suite de son décès, de
Lattre fut remplacé par Letourneau et le général Salan, lesquels cédèrent
rapidement la place à Dejean et Navarre.

Le général Navarre décida, en
novembre 53, de créer à Diên Biên Phu un camp retranché pour défendre un Laos
menacé et pour en finir, pensait-il, avec les Viets !

L’humiliante et tragique défaite
de Diên Biên Phu, suivie des accords de Genève en 1954 sonnèrent le glas de la
présence française.

Hanoï fut évacué en 1955, Saigon
en 1956 à la demande du nouveau gouvernement du Sud-Vietnam présidé par Ngo
Dinh Diem, l’ami des Américains.

 

Conduite par six Hauts commissaires
et sept Commandants en chef, cette première guerre de huit ans se termina mal
pour les Français et le prestige de la France.

Il est vrai qu’elle avait mal
commencé.

Le fanatisme intransigeant de
l’amiral Thierry d’Argenlieu, hostile aux accords Sainteny / Ho Chi Minh, et
pour qui il n’était pas question de céder la Cochinchine, devait l’emporter sur
le réalisme, la sagesse et l’humanité du général Leclerc.

Limogé par d’Argenlieu, il fut
rappelé à Paris en juin 46.

Après de laborieuses et
difficiles négociations, menées tant en France que localement, avec des
arrière-pensées inavouables, face à la farouche volonté des nordistes de ne
rien céder sur la réunification des trois Ky (Tonkin – Annam – Cochinchine), la
rupture fut définitivement consommée en décembre 46, avec l’offensive armée du
Vietminh[31].

Les deux Etats, reconnus par les
accords de Genève, la République Démocratique du Nord-Vietnam et la République
du Sud-Vietnam, devinrent l’enjeu des puissances étrangères.

Les élections générales, prévues
en 1956 pour la réunification du Vietnam n’eurent pas lieu.[32]

Pour le Nord, frustré de son Sud,
la lutte doit continuer et l’objectif, un Vietnam uni sous son contrôle, doit
être atteint.

La guerre, presque aussitôt, reprit
son cours.

De nombreux mécontents, déçus par
la politique despotique de Diem, rallièrent les rangs du Viêt-Cong et se groupèrent
sous la bannière du FNL (Front National de Libération).

L’arrivée massive en 1965, des
troupes U.S. et alliés (Sud-Coréens et Australiens) vint soustraire le Sud à
l’influence et à la mainmise des communistes du Nord pour une dizaine d’années
encore.

Tous ces tragiques évènements,
les attentats, les massacres, les bombardements n’empêchaient pas la vie de
continuer, les affaires et les trafics de toutes sortes de prospérer.

Alors qu’en Métropole la
télévision faisait frémir tous les jours, les Français à l’heure du souper, en
diffusant des images atroces et horribles de la sale guerre, à Saigon, la
population l’ignorait ou semblait vouloir l’ignorer.

 

Depuis longtemps, Pierre Malroy
avait abandonné, vendu son camion.

Le ravitaillement de
l’agglomération saïgonnaise était correctement assuré.

Le transport héroïque, devenu de
plus en plus dangereux, n’était plus payant. Inutile.

Il avait acheté un restaurant
qu’il avait rendu célèbre. Il recevait en smoking ses hôtes, tous les soirs. Sa
table était bonne, réputée, les vins de France savoureux, l’ambiance agréable,
l’assistance choisie.

Le Yin-Yang comptait
parmi sa nombreuse clientèle les de Treignac. C’était devenu le lieu favori
d’Odile. Elle y entraînait souvent son mari pour y retrouver Pierre qu’elle
trouvait sympathique, mais aussi pour la changer des repas chinois.

Hubert de Treignac avait beaucoup
changé. Il avait enfin compris que les Chinois s’étaient servis de lui pour
gagner beaucoup d’argent en obtenant ses faveurs et des passe-droits. Sa
conscience s’en était accommodée et il n’avait pas le sentiment d’avoir mal agi
ou d’avoir lésé qui que ce soit.

En revanche il s’était fait des
amis chinois, ce que n’avaient pas su faire, disait-il avec une certaine
arrogance, ses prédécesseurs.

Sa dernière conquête, dont il
était devenu un peu l’esclave – les femmes asiatiques sont connues pour leur
don de fabriquer des breuvages magiques propres à inspirer l’amour et à
s’attacher l’homme de leur choix – l’empêchait de réfléchir sérieusement aux
malversations qu’il commettait en faveur de ses nouveaux amis.

Il était content, satisfait de
lui. Tout était donc parfait dans le meilleur des mondes.

Odile s’était aperçue de cette
métamorphose. Son mari la délaissait de plus en plus, mais elle n’en souffrait
pas trop.

Elle se laissait entraîner dans
le vertigineux tourbillon de sa vie saïgonnaise et semblait y prendre un
certain plaisir, lucide cependant, persuadée que cette vie factice,
artificielle ne pouvait durer éternellement.

Pierre aussi avait changé. La
mort de René, lâchement et sauvagement assassiné par les Viets, l’avait
profondément marqué.

Monique avait rejoint sa famille
en France.

Maurice, ruiné dans de mauvaises
affaires, avait disparu au Laos où, pensait-il, il pourrait se refaire.

Le jeune homme candide, naïf que
Pierre avait été, avait fait place à un homme dur, froid, intraitable en
affaires.

Il consacrait tout son temps au Yin-Yang
qui ne désemplissait pas.

Mais cette nouvelle vie qu’il
menait ne le satisfaisait pas vraiment.

Il n’était pas heureux, même s’il
voyait souvent Odile.

De nombreux mois s’étaient
écoulés depuis leur première rencontre. Il était content de l’avoir retrouvée.
Il la trouvait chaque fois plus belle. Cette femme l’attirait.

Il était amoureux mais n’osait
pas se déclarer.

Habitué à fréquenter des femmes
faciles, il ne savait pas comment l’aborder vraiment. Audacieux dans la vie, il
était    timoré en amour.

Au cours d’une de ces soirées au Yin-Yang
qu’appréciait Odile, Pierre remarqua que de Treignac ne s’intéressait qu’à
sa voisine, la belle, fascinante, provocante et voluptueuse Chau. Pierre la
connaissait pour l’avoir rencontrée à l’époque des convois de ravitaillement et
l’avoir appréciée au cours d’un dîner chez le vieux Lu Sanh.

Elle avait été parfaite, mais ses
liaisons avec elle furent toujours éphémères.

Son aventure avec Chau fut donc
sans lendemain. Le fait de penser qu’elle couchait avec de Treignac le fit
sourire.

Pendant le dîner, son attention
se fixa plus longuement sur Odile. Leurs regards se croisèrent. Le courant
passa. Il comprit soudain pourquoi lors de leur première rencontre il avait
décelé un soupçon de tristesse au fond de ses yeux.

De Treignac trompait sa femme.
Depuis longtemps. Son séjour en Indochine l’avait complètement détaché d’elle.

Il avait découvert auprès des
autres femmes de ce pays des voluptés nouvelles, une jouissance qu’il n’avait
jamais éprouvé avec Odile.

De son côté, elle ne souffrait
pas d’être délaissée. Équilibrée, tranquille, elle ne recherchait pas les
aventures. Elle manquait seulement de tendresse.

Pierre, la fixant toujours,
s’approcha d’elle et l’invita à danser.

C’était un slow. Il la serra
tendrement dans ses bras. De plus en plus fort. La main plaquée sur son dos nu.
Il faisait très chaud.

Il avait remarqué l’attrait
sensuel qu’exerçaient sur lui les cheveux d’Odile, si souples, si soyeux. Il
était troublé par son odeur. Ce corps flexible, léger, docile, contre le sien
le faisait frissonner de plaisir, trembler d’émotion.

Ils dansèrent sans prononcer un
seul mot, les lèvres de Pierre effleurant l’oreille d’Odile. La danse terminée,
il la serra encore plus fort contre lui, attendant immobile la danse suivante.

Puis…dans un souffle, très
doucement, très lentement, il murmura :

– Je t’aime.

Renversant la tête en arrière, la
gorge offerte, levant les yeux vers lui, elle lui sourit.

Ivre de bonheur, Pierre
l’entraîna dans une valse que l’orchestre entamait à l’instant. Ils
tourbillonnèrent ainsi, longtemps enlacés.

Elle devint sa maîtresse le
lendemain.

S’étant donnée à Pierre, elle ne
chercha pas à savoir pourquoi. Il lui plaisait. Elle ne regrettait rien. Elle
l’aimait. Elle était amoureuse pour la première fois. Pierre était un amant
délicat, sensuel. Il était plus que cela : tendre, affectueux, sensible. A son
écoute, attentif à tout ce qui la concernait, il voulait tout savoir d’elle et
elle, si secrète, se livrait à lui sans crainte d’être humiliée.

Et dire qu’elle s’était
satisfaite des années durant de son mari. Elle se rendait compte à présent à
quel point ces premiers exercices conjugaux étaient de piètres choses,
dérisoires qui ne méritaient pas le nom d’amour. Hubert, au lit, se comportait
à la hussarde et la prise à peine terminée, satisfait, une cigarette au bec, il
reprenait sa lecture un instant abandonnée.

Il est vrai qu’elle n’imaginait
pas qu’il puisse y avoir autre chose.

Elle découvrait avec Pierre mille
autres caresses.

Pierre, qui n’avait jamais pensé
à l’avenir, se mit à faire des projets. Après le divorce d’Odile, il vendrait
son affaire et rentrerait en France.

Ils s’installeraient quelque part
sur la Côte d’azur, sur les bords de la Méditerranée, et pourquoi pas dans une
île grecque, déserte.

Il rêvait. Il approchait de la
quarantaine. Il s’embourgeoisait.

Il avait compris que les Américains,
après les Français, ne viendraient pas à bout des gens du Nord. C’était une
fausse guerre, monstrueuse, stupide.

Elle n’en finissait pas. Les
quelques milliers de conseillers civils américains de Diem avaient cédé la
place à une armée d’un demi million d’hommes. Pour la gagner, il aurait fallu
un vrai front. Les dés une fois de plus étaient pipés. L’ennemi dans Saigon.
Les gens du Sud ne pensaient qu’à s’enrichir.

Aucune ville au monde n’avait
atteint depuis l’Antiquité un tel degré de stupre, de dépravation, de
corruption. Saigon était devenu un immense lupanar où tous les trafics se
pratiquaient.

Dans ce bourbier, Pierre avait
découvert une perle. Il voulait l’emporter avec lui, très loin, fuir cette
ville défigurée qu’il ne reconnaissait plus, qu’il n’aimait plus.

Odile était prête à le suivre
n’importe où. Sa passion pour Pierre était profonde alors que les assauts
amoureux de son mari n’avaient jamais réussi à l’émouvoir.

Pierre, avec tact et beaucoup de
patience, lui avait fait découvrir qu’elle était sensuelle et qu’elle pouvait
ressentir un immense plaisir aux jeux de l’amour.

Il s’émerveillait de son
innocence, de sa pureté, de son ingénuité.

Cette science qu’il tenait de
Simone, il la communiqua à Odile.

Certes, il l’aimait
charnellement, il aimait sa peau, son odeur, ses cheveux, mais il l’aimait
tendrement. Un amour nouveau qu’il n’avait jamais éprouvé aussi intensément
auparavant. Il aurait donné sa vie pour elle. Un sentiment qui ne l’avait
jamais effleuré non plus.

De son côté Hubert de Treignac
menait sa vie. Il ignorait qu’ayant délaissé sa femme, elle le trompait à son
tour. Ses relations avec les riches négociants chinois, ses parties de cartes
et ses coucheries ne restèrent pas inaperçues.

Il fut l’objet d’une discrète
enquête. Il ne s’en souciait guère, persuadé que ses amis politiques en France
le soutiendraient.

 

Sa connaissance du trafic des
piastres[33]
auquel il participait le rassurait, de nombreuses personnalités étaient impliquées
avec lui. Le scandale d’une valise diplomatique remplie de dollars n’avait pas
eu de suite. Son prédécesseur aux Services Economiques, inculpé pour avoir
touché des pots de vin, s’en était très bien sorti. Il avait été rapatrié en
France pour être jugé. Un non-lieu avait été prononcé.

Le scandale des licences
d’exportation délivrées par de Treignac n’éclata pas.

La mort lui épargna le
déshonneur.

Alors qu’il se rendait en mission
au Laos, l’avion qui le transportait disparut corps et biens dans la jungle non
loin de Paksé.

Lorsque Pierre annonça la
nouvelle à Odile, elle resta impassible, semblant ne pas comprendre ce qu’il
lui arrivait. Aucune larme, aucun mot. De Treignac était effacé à jamais de sa
mémoire. Dans la semaine qui suivit, elle s’installa chez Pierre.

 

La situation devenait de plus en
plus confuse à Saigon. Attentats sur attentats !

Ngo Dinh Diem n’avait plus la
confiance des Américains.

Son frère Ngo Dinh Nhu avait,
disait-on, des contacts secrets avec les communistes du Nord.

Le 2 novembre 1963 un coup d’Etat
conduit par le général Duong Van Minh, avec l’appui de la C.I.A. mit fin à neuf
ans de règne de la famille Ngo.

L’autoritarisme de Diem n’était
plus supportable. Réfugié avec son frère à Cholon ils furent capturés tous les
deux et exécutés par des officiers de Minh dans le véhicule blindé qui les
ramenait à Saigon. Sur ordre, paraît-il ?

La célèbre Madame Nhu, sa
belle-sœur, très impopulaire chez les bouddhistes, avait quitté, fort
heureusement pour elle, la capitale du Sud-Vietnam quelques semaines auparavant
sur un vol de la compagnie T.A.I.

La vie devenait de plus en plus
difficile. Les affaires s’en ressentaient. Ce coup d’Etat était le prélude à
d’autres coups d’Etat.  Les Français
étaient de moins en moins acceptés.

Pierre et Odile décidèrent donc
de quitter le pays livré à l’anarchie. Pour le retour en France, ils
prendraient le bateau. La transition serait moins brutale.

Pour fêter leur départ, ils
organisèrent un grand dîner sur le My Canh, un restaurant
flottant amarré sur les quais non loin de La pointe des blagueurs.  

La soirée s’annonçait très belle.
Le Tout Saigon était là.

Un événement à ne pas manquer, le
départ de Pierre.

Le drame survint alors que les
invités commençaient à quitter le bord.

Une très forte explosion ébranla
le bateau, semant la panique et la mort. Au travers des décombres calcinés, de
la fumée, des blessés, des corps déchiquetés, Pierre désespérément cherchait
Odile.

Elle était là. Morte. Le corps
criblé d’éclats, le visage intact, les yeux grands ouverts, des yeux implorants
ne comprenant pas ce qu’il lui était arrivé.

Il s’approcha, la prit doucement
dans ses bras, la serra de toutes ses forces, retenant ses larmes, il l’emporta
dans la nuit noire droit devant lui comme un somnambule.

Chapitre 5

Au Laos accueillant.

Pierre Malroy et Michèle.

Retour en France.

Confortablement installé dans un
large fauteuil de rotin, voluptueusement étendu, les deux mains croisées
derrière la nuque, le torse nu, un sarong noué autour de la taille, Pierre
Malroy contemplait de sa terrasse la rive siamoise.

L’air était pur. Il n’y avait pas
un souffle de vent. Pas un bruit. Il faisait déjà moins chaud. Le soleil, très
bas de l’autre côté de l’horizon, incendiait le fleuve qui de jaune avait viré
au pourpre.

Des embarcations lourdement
chargées glissaient au ras de l’eau, sans bruit, entraînées à la vitesse du
courant, rapide à cette époque de l’année.

Pierre avait décidé de se
réfugier dans cette maison sur pilotis entourée d’une luxuriante végétation,
sur les berges du Mékong, au sud de Vientiane, pour fuir l’agitation et le
bruit de la ville. Pour fuir ses souvenirs.

Une impérieuse nécessité de
rompre avec son passé.

 

Après une longue période
d’abattement et de nihilisme profond, il cherchait à retrouver un nouvel
équilibre.

Reprendre goût à la vie.

Son instinct infaillible l’avait
guidé et conduit dans ce bout du monde.

Un instinct animal. Il s’était
donc caché dans ce Laos accueillant et pacifique pour tout oublier. Oublier la
mort d’Odile.

Pourtant la guerre n’avait pas
épargné le  » Royaume du Million d’éléphants   ».

Après la défaite du Japon, un
mouvement insurrectionnel, le Lao Issara du Prince Phetsarah,
encouragé par les Nippons, troubla un instant l’ordre établi, mais échoua très
vite grâce à l’intervention du corps expéditionnaire français.

Le calme ne dura pas longtemps.

Le Prince Souphanouvong (le
Prince rouge) à la tête du Pathet Lao reprit le combat en 1950
avec l’aide des communistes.

Le Laos fut alors envahi par le
Vietminh qui occupa la plaine des Jarres dans le nord et le plateau des
Bolovens dans le sud du pays.

Malgré la reconnaissance
officielle de l’indépendance du Laos par les grandes puissances à la conférence
de Genève, les partisans du roi avec le Prince Boun Oum de la famille des
Champassak du sud, le Pathet Lao et les neutralistes avec le
Prince Souvanna Phouma, n’arrivèrent pas à constituer un gouvernement d’union nationale.

Les trois princes, pourtant tous
en faveur de la famille royale, refusèrent de s’entendre. La lutte pour la
prise du pouvoir s’intensifia avec l’arrivée des Américains.

L’U.S. Aid accentua les rivalités et rejeta
définitivement le Pathet Lao du côté du Vietminh.

La guerre cependant avait
préservé Vientiane. La ville était calme. Il n’y avait pas d’attentats comme à
Saigon.

Dans sa demeure du bout du monde,
Pierre s’était isolé, vivant replié sur lui-même. Pour ses amis, ses relations,
il avait disparu sans laisser d’adresse.

On le croyait mort.

 

Le Yin Yang, vendu
à un très bon prix, lui assurait une existence facile.

On vivait avec très peu d’argent
à Vientiane. Quelques kips. Il en avait beaucoup. Le Laos était vraiment le
paradis sur terre. Il n’y manquait qu’Odile.

Il avait découvert le peuple lao,
le plus tolérant du monde, profondément pacifique et aimable.

Un peuple sans complexe. Ni de
supériorité ni d’infériorité.

Pour un Lao la vie est faite pour
être heureux. Pour s’amuser. Bo Pé Nian[34].

Les fêtes ou Boun
étaient fréquentes. Elles duraient des jours entiers : les fêtes du nouvel an
ou Boun Pimay spectaculaires à Luang Prabang, la fête des fusées Boun
Bang Fay par laquelle étaient célébrées la Naissance,
l’Illumination et la Mort de Bouddha. La fête des eaux Boun Ok Phansa
qui donnait lieu à des courses de
pirogues sur le Mékong, les fêtes du That
Luang, reliquaire dressé au centre de Vientiane consacré encore au
Bouddha, les fêtes du Vat Phou sanctuaire préangkorien situé à
Champassak sur la rive droite du Mékong, étaient toujours l’occasion de grandes
réjouissances populaires.

Tout était prétexte à faire la
fête : la naissance, le mariage, la mort.

On fête un hôte de passage, à son
arrivée, à son départ. L’émouvante cérémonie du Baci qui consiste, avec
la participation d’un officiant religieux respecté pour sa grande sagesse et
piété, en offrandes de fleurs, de nourriture et de vœux, ne laisse personne
insensible. Elle est empreinte d’une très grande douceur et de gentillesse. Les
fils de coton noués autour des poignets doivent avec le temps se dénouer
d’eux-mêmes. Surtout ne pas les couper. Ils sont placés là pour inviter nos âmes,
nous en possédons 32 qui correspondent aux 32 parties de notre corps, à revenir
en nous, car elles ont une fâcheuse et très forte tendance à nous quitter, à
errer dans l’espace.

Ces fils blancs sont posés pour
retenir nos forces vives ainsi que celles qui nous sont revenues au cours de la
cérémonie.

Pierre avait besoin de toutes ses
forces. Il se remettait lentement, tout doucement de sa profonde blessure.

A quarante ans passés, il ne
pouvait sérieusement pas envisager de se retirer définitivement du monde, de
vivre en ermite. Cela aurait été déraisonnable. Contraire à sa nature.

 

Alors qu’il était plongé dans ses
pensées, et que lui revenait par bribes en mémoire l’admirable poème de Rudyard
Kipling :

 

Si tu peux voir détruit l’ouvrage
de ta vie

Et sans dire un seul mot te
mettre à rebâtir

Si tu peux être amant sans être
fou d’amour

Tu seras un homme mon fils.

 

Em, sa domestique, en lui
annonçant une visite, le ramena sur terre.

– Monsieur Somock est arrivé.

– Dis-lui de venir me rejoindre
sur la terrasse et apporte-nous à boire.

Elle repartit comme elle était
venue, ombre silencieuse, glissant sur ses pieds nus.

 

Somock était jeune et beau.
Toujours souriant, il n’élevait jamais la voix. Pierre ne l’avait jamais vu en
colère. Pour un Asiatique la colère est synonyme de folie. On ne discute pas
avec un fou.

 

Pierre l’avait rencontré au Kit
Kat, le night-club du Vientiane Hôtel. Somock en était le
propriétaire. A son arrivée au Laos, il s’y était rendu sur les recommandations
de Lu Sanh pour obtenir en location une maison qu’il désirait occuper de
préférence au bord du fleuve.

L’affaire avait été vite conclue,
celle qu’il occupait lui convenait parfaitement.

Une fois de plus Somock venait le
relancer pour lui demander, le convaincre de s’associer avec lui.

En réalité, il avait besoin d’une
somme importante pour monter une opération d’envergure.

Acheter de l’opium pour le
revendre dix fois plus cher à Saigon.

Pierre accepta finalement de
financer en partie l’opération en prenant toutefois des garanties sur le Kit
Kat. L’affaire était, selon Somock, simple et sans danger. Tout se passa
d’ailleurs comme prévu.

Le petit avion de tourisme, un
Cessna, loué pour assurer le transport des sacs contenant les précieuses boites
d’opium fut débarrassé de sa cargaison au-dessus de la route coloniale numéro 13,
à l’endroit convenu, entre Lôc Ninh et Saigon, et put atterrir ainsi sans ennui
sur l’aéroport de Than-Son-Nhut.

Les sacs recueillis par
l’acheteur, venu les réceptionner en voiture, entrèrent le plus naturellement
du monde par la route à Saigon, sans avoir à subir le contrôle soupçonneux des
douaniers.

Quant à l’avion, il reprit le
chemin de Vientiane en toute tranquillité, quelques jours plus tard, avec des
touristes à son bord, sans faire cette fois-ci un vol en rase-mottes au-dessus
du point de rencontre choisi pour le voyage aller.

Pierre avait accepté de
participer au financement de cette affaire, non pas par désir de lucre, mais
parce qu’en bon asiatique qu’il était devenu il ne pouvait pas refuser à son
vieil ami Lu Sanh, le destinataire des sacs d’opium, le service que ce dernier
lui demandait par l’intermédiaire de Somock.

Lu Sanh n’avait-il pas été
toujours honnête et loyal avec lui ? N’avait-il pas toujours payé au comptant
les marchandises livrées à l’époque de son association avec René ?

C’était Lu Sanh, alors qu’il
était désemparé après la mort d’Odile, qui l’avait empêché de sombrer, de
s’engloutir dans les fumées empoisonnées de l’opium.

Lu Sanh encore qui avait racheté
le Yin Yang pour lui permettre de se
refaire.

Né sous le signe des Poissons,
Pierre s’était laissé faire ; il se laissait toujours entraîner par le courant,
faisant confiance à son élément qui ne pouvait le porter que vers des rivages
favorables, propices et bénéfiques.

L’argent ne l’intéressait pas. Il
n’éprouvait pas le besoin d’en amasser.

 

Grâce à René et avec lui, il en
avait gagné beaucoup.

Lu Sanh avait fait de lui un
homme très riche. Ses piastres converties en dollars représentaient une
fortune, alors qu’il avait toujours vécu sans chercher à s’enrichir. Il n’était
ni avide, ni envieux, encore moins cupide ou avare. Il méprisait ceux qui avec
des yeux d’oiseaux de proie saisissaient l’or et l’argent de leurs doigts
crochus.

En dehors de sa domestique et de
Somock, son propriétaire devenu son ami, enfermé dans sa maison de bambou, il
ne voyait personne. Mais sa vie de reclus, depuis peu, ne lui convenait plus.
Après la tragique disparition d’Odile et ces longs mois d’inaction, il
ressentait maintenant le besoin de se secouer, d’agir, de refaire surface.

Il décida donc de
se rendre à la réception offerte par
l’ambassade de France.

Toute la colonie française de
Vientiane se trouvait réunie pour ce 14 juillet dans les jardins et les salons
de l’ambassade, Pierre une coupe de champagne à la main observait tout ce petit
monde qui s’agitait autour de  monsieur  l’ambassadeur.

C’était sa première sortie. Il
regrettait d’être venu et s’apprêtait à prendre congé, lorsque son attention
fut attirée par les éclats de rire d’une jeune femme très entourée.

Elle portait un petit tailleur
bleu ciel, la jupe fendue à mi-cuisse qui mettait en valeur ses belles jambes
cuivrées. Ses admirateurs ne la quittaient pas des yeux et semblaient vouloir l’empêcher
de s’échapper.

Pierre amusé, s’approcha par
curiosité du groupe. De plus près, elle paraissait moins jolie, mais elle avait
un charme particulier. Le genre de femme sur lequel les hommes se retournent.

– Voilà mon sauveur, dit-elle, en
riant et en s’échappant.

Prenant Pierre par le bras, elle
l’entraîna à vive allure vers le grand salon. Il se laissait faire, plus
consentant que surpris. En arrivant sur le perron dominant les jardins, elle le
relâcha et avec son plus beau sourire le remercia.

– Merci de m’avoir délivrée.

Pierre la rattrapa de justesse
alors qu’elle se sauvait.

– Ne partez pas ainsi. Je
m’appelle Pierre, Pierre Malroy… et vous, comment vous appelez-vous ?

– Michèle, je suis secrétaire au
consulat de France.

– Enchanté. Ravi de vous avoir
rendu service.

– Encore merci, mais lâchez-moi
maintenant, je vous en prie. Il faut que je m’en aille.

– Pas avant de me dire où je peux
vous revoir.

– Mais au consulat. Ici même dans
les bâtiments de l’ambassade.

– Connaissez-vous le Tan Dao
Vien ? Le grand restaurant chinois.

– Oui.

– Peut-on dîner ensemble ce soir
?

– Impossible je suis déjà
invitée.

– Alors quand ?

– Mais vous êtes encore plus
tyrannique que les autres ! Maintenant je vous supplie…une fois de plus,
laissez-moi partir. Au revoir.

 

Pierre la regarda s’éloigner.
Elle était vraiment charmante, attirante.

Allumant une Bastos, sans
la quitter des yeux, admirant sa démarche souple, ses jambes fines et superbes,
il se dit qu’il fallait absolument qu’il revienne pour se faire inscrire au
consulat.

Le soir même, il devait la
retrouver au Kit Kat.

Accoudé au bar, savourant un
délicieux punch coco en compagnie de Somock, il la vit arriver au bras d’un
homme âgé. Elle s’installa à une table avec son compagnon et commanda à souper.
Somock, qui connaissait tout le monde, lui apprit qu’il s’agissait du consul de
France et de sa fille.

Il n’aurait pas pu sur-le-champ
dire pourquoi, mais ce que venait de lui apprendre Somock lui fit plaisir. Il
attendit patiemment la fin du repas pour s’approcher de leur table.

Il se présenta au consul, puis se
tournant vers Michèle :

-Excusez-moi mademoiselle, mais
il me semble vous avoir déjà rencontrée quelque part.

C’était classique, mais idiot.
Mais c’était dit. Michèle, qui avait compris la démarche de Pierre, éclata de
rire et mit son père tout de suite au courant des circonstances de leur
rencontre. Monsieur Loiseau trouva l’histoire plaisante.

Profitant des bonnes dispositions
du père et de sa fille, Pierre en s’invitant proposa gentiment d’offrir une
bouteille de champagne.

La soirée fut très agréable. Le
consul était un homme charmant, cultivé. Michèle dansait à ravir.

De retour chez lui, Pierre fut
très long à s’endormir.

Cette première journée mondaine,
passée hors de son refuge après une année sabbatique avait réveillé ses sens
endoloris. L’alcool et le tabac dont il avait abusé à la réception de
l’ambassade, le pantagruélique repas chinois au Tan Dao Vien avec
Somock et quelques autres invités chinois au cours duquel fut réglé
définitivement l’affaire du transport et de la vente de l’opium, tous les
verres de champagne absorbés au Kit Kat, le corps de Michèle
contre le sien commençaient à produire leur effet.

Il était surexcité, énervé. Les
deux cachets d’aspirine avalés avec un dernier verre de whisky avant de se
mettre au lit sous sa moustiquaire et la douche froide prise en arrivant ne l’avaient
pas pour autant calmé. Allongé tout nu sur son lit, les deux mains croisées
derrière la nuque, sa position favorite, il réfléchissait.

Les personnes rencontrées dans la
journée l’avaient déçu, ennuyé, à l’exception du consul. Il les avait trouvées
ordinaires, malgré leurs airs prétentieux.

Seule Michèle l’avait intéressé,
diverti. Elle était petite, mais bien faite. Bien proportionnée. Un ravissant
Tanagra. Des yeux verts, étincelants, rieurs. Une bouche sensuelle, gourmande.
Elle l’avait troublé un instant. Il s’était ressaisi, se moquant de lui-même.

Elle devait avoir environ vingt
ans. Enfin, il lui donnait vingt ans. Une gamine.

Ridicule une aventure avec une
gamine. Il se sentait vieux.

Il est vrai qu’il avait changé.

 

Ses tempes étaient grisonnantes.
De nombreuses rides barraient son front. Ses joues s’étaient légèrement
creusées. Mais contrairement à ce qu’il pensait, il était devenu encore plus
séduisant. Le hâle de son visage et sa taille restée fine lui conservaient
encore une allure jeune.

Michèle l’avait remarqué dans les
jardins de l’ambassade, alors qu’elle faisait la coquette au milieu de ses
admirateurs. Son rire forcé avait-il été voulu pour attirer l’attention de
Pierre ? Son refus de dîner avec lui, un artifice pour se faire désirer ?

Pierre se posait ces questions,
voulait le croire. Ses pensées devinrent de plus en plus floues, incertaines,
brumeuses.

Il finit par s’endormir.

Il se réveilla le lendemain matin
sur le coup de midi.

Cette capacité, cette faculté de
dormir longtemps, profondément pendant des heures, était une chance.

Le secret de sa bonne santé.

Sa douche prise, son café noir,
amer et brûlant, avalé rapidement avec une demi-douzaine de mangoustans,
quelques consignes rapidement données à Em, il se dirigea, comme il en avait
pris l’habitude depuis son installation, vers les berges du fleuve pour faire
sa marche quotidienne.

Après tous ces longs mois, tout
ce temps écoulé, alors qu’il croyait avoir enfin trouvé non pas l’oubli mais
l’apaisement, sa tranquillité d’esprit péniblement acquise était de nouveau
perturbée.

Parce que cette jeune femme avait
retenu son regard, l’avait intéressé, troublé l’espace d’une danse, il
reprenait plus intensément conscience de la disparition d’Odile.

L’évocation de Michèle réveillait
sa peine assoupie. Tous les souvenirs, enfouis au plus profond de lui-même,
revenaient, le submergeaient violemment.

Odile ! Il avait besoin de son
amour, de sa voix, de son corps. Il avait mal.

Perdu dans ses pensées, sa marche
l’entraîna au-delà de son parcours habituel.

Il se promenait depuis plus de
trois heures. Cela ressemblait à une fuite. Il avait quitté la rive du fleuve
et s’était dirigé, traversant des rizières, à l’intérieur des terres.

La campagne au sud de Vientiane était
très pittoresque, avec ses villages traditionnels et ses maisons sur pilotis.
Pierre la découvrait avec ravissement. Cette longue randonnée ne l’avait pas
fatigué. Il s’arrêta à l’entrée d’un petit village pour demander à boire. On
lui offrit aussi à manger. Il trouva délicieux le riz blanc gluant cuit à la
vapeur qu’on lui apporta dans un petit panier en osier dont le couvercle
s’emboîtait complètement sur le récipient avec un jeu de cordelettes.

Une spécialité lao. Prenant congé
de ses hôtes, auxquels il promit de revenir, il se dirigea vers la place du
village où un attroupement s’était formé. Il aperçut une silhouette accroupie,
lui tournant le dos, au milieu d’enfants rieurs qui s’agitaient autour d’elle.

Cette apparition le fit
tressaillir. Ce n’était pas Michèle, mais Odile qu’il voyait achetant des
jouets sur la place du marché.

 

Un pincement au cœur, il
s’approcha et sur un ton agressif qui mit en fuite toute la marmaille, il cria
:

– Que faites-vous là ?

 

Michèle interloquée, se leva et
lui répliqua sèchement :

– Mon Dieu quel ton ! En voilà
une façon de dire bonjour !

– Excusez-moi, Michèle, je suis
confus.

Le rire de Michèle le ramena sur
terre.

 

Il avait été grotesque et le
regrettait. Pour se faire pardonner, il proposa de faire le tour du village
avec elle. L’incident vite oublié, elle lui expliqua qu’elle était venue en
mission à la recherche d’un enfant abandonné, d’un orphelin signalé comme
vivant dans ces parages.

Les Français, puis les G.I. américains,
au cours de ces deux longues et stupides guerres d’Indochine n’avaient pas
laissé que des ruines. De nombreux enfants étaient nés de leur union avec des
femmes du pays.

Beaucoup de ces femmes
possédaient ou pouvaient prétendre être de nationalité française. Mariées ou
non à des militaires français, elles avaient été nombreuses à être abandonnées.
Certains de leurs compagnons étant pour la plupart déjà mariés.

Les consulats de France
enregistraient sans difficulté les naissances.

Les autorités américaines
refusaient de les reconnaître, considérant le concubinage de leurs  boys
avec les laissés pour compte du corps expéditionnaire comme illégal.

C’est ainsi que l’Amérique, tout
en faisant la guerre au Vietnam, fabriquait des petits Français, lesquels une
fois retrouvés, étaient pris en charge par le gouvernement français et confiés
à l’Assistance Publique dès leur débarquement à l’aéroport de Roissy ou d’Orly.

La visite du village terminée,
Michèle proposa à Pierre de le ramener en voiture chez lui. Il accepta, sans se
faire prier, ravi de prolonger cette rencontre. De son côté Michèle bénissait
le hasard qui les avait réunis.

 

Pierre lui plaisait. Depuis leur
première rencontre dans les jardins de l’ambassade, et la soirée passée au Kit
Kat, elle ne pouvait s’empêcher de penser à
lui. Elle n’aurait pas pu dire pourquoi. Sans doute parce que cet homme, à la
différence des autres, ne lui avait pas fait la cour. Non, ce n’était pas
seulement cela. Elle avait été touchée par la douceur de son regard. Un regard
pénétrant, voilé d’un nuage de tristesse qui l’avait émue et troublée.

Arrivé chez lui, Pierre la pria
d’accepter de prendre un verre sur sa terrasse.

Il voulait lui faire admirer le
coucher du soleil sur le fleuve. A peine installés sur les chaises longues, Em
leur apporta des rafraîchissements accompagnés de friandises.

– Vous vivez seul, hasarda
Michèle en donnant un coup d’œil prudent et interrogatif sur Em qui se
retirait, un sourire ambigu aux coins des lèvres.

– Oui.

Un profond silence suivit ce oui
prononcé d’une voix basse, Michèle n’osant pas le questionner davantage et
Pierre voulant savourer pleinement cet instant de quiétude et de paix. Allongés
sur des coussins épais, dans cette atmosphère paisible, sereine et chaude des
fins de soirée sous les Tropiques, ils restèrent ainsi sans dire un mot jusqu’à
ce que le soleil dans un dernier embrasement eût disparu dans un éblouissant
flamboiement de l’autre côté du fleuve. Le jour baissait très vite dans ses
ultimes flammes.

Pierre se leva pour allumer un
lampadaire en fer forgé placé au-dessus de Michèle.

 

Il faisait très doux. L’air tiède
était parfumé de toutes les senteurs pénétrantes et envoûtantes du jardin où
dominaient les frangipaniers. Les premières étoiles se devinaient au travers
des palmes des cocotiers et au-delà des branches d’un immense manguier.

De sa place, il l’observait. Tout
auréolée de lumière elle semblait irréelle. Les yeux mi-clos, un tendre sourire
éclairant son visage, elle ressemblait à une madone.

Il ne voyait qu’elle sur cette
terrasse plongée maintenant dans une douce obscurité.

Irrésistiblement attiré, il se
redressa et, avec beaucoup de précautions, craignant de voir s’évanouir cette
créature de rêve, s’agenouilla à ses pieds.

Michèle, troublée, ne bougea pas.
Elle semblait dormir les yeux fermés. Elle se sentait si bien, enfoncée dans
ces coussins de soie souples et moelleux.

Pierre, se redressant lentement
prit délicatement son beau visage entre ses mains et déposa avec une grande
douceur un baiser sur ses lèvres.

Toute frissonnante, elle se leva
avec un oh ! de surprise intimement attendue.

– Vous n’êtes pas fâchée ?
murmura Pierre.

– Non, balbutia-t-elle.

Et saisissant son sac, elle
s’enfuit le laissant interloqué et inquiet.

C’était pour Michèle, son premier
baiser. Jamais, auparavant, un homme n’avait osé l’embrasser.

 

La compagnie Royal Air Lao était
moribonde à la suite du crash, dans la forêt laotienne, de deux avions Douglas
DC4 et DC3, la quasi-totalité de sa flotte, quand le jeune prince Panya
Souvanna Phouma, le fils du premier ministre, en prit la Direction.

Pour reconstituer sa flotte il
s’adressa d’abord à une société américaine qui mit à sa disposition un Lockheed
Electra avec son équipage puis, sur les conseils de son père, il fit
appel à Air France pour l’assistance commerciale.

Ainsi reconstituée, la compagnie
aérienne retrouva la confiance de sa clientèle.

Les vols reprirent à la
satisfaction de tous et son réseau s’accrût de nouvelles liaisons
internationales.

Pierre en profita pour se rendre
dans la cité royale. Le trajet par la route était possible mais risqué, bien
que les hostilités, ou plutôt la petite guerre que les deux princes[35] se faisaient
au loin dans la plaine des jarres, n’aient aucun impact sur la majeure partie
du royaume.

En effet, après de longues et
nombreuses péripéties, ponctuées de plusieurs coups d’Etat, le Prince Souvanna
Phouma, nommé premier ministre depuis 1962, avec l’appui et la bénédiction du
roi et de l’aide U.S., avait enfin rétabli un équilibre convenable et
contrôlait courageusement, fermement l’ensemble du pays.

Le Laos ne donnait pas
l’impression d’être en guerre, malgré l’irréductible opposition du Prince rouge.
Ce fut bien la première impression de Pierre en s’installant à Vientiane.

Il y régnait une atmosphère de
calme et les jours s’écoulaient paisiblement.

 

Arrivé au-dessus de Luang
Prabang, le Lockheed Electra de Royal Air Lao entama à la
verticale un vol circulaire de lente et prudente descente afin d’éviter les
noirs pitons qui dominent et cernent la piste.

Sous l’appareil, la ville baignée
de soleil se présentait comme la palette d’un peintre, avec le vert des
palmeraies, le rouge des tuiles, le blanc des pagodes, le jaune des eaux
limoneuses du Mékong et le bleu de son affluent le Nam Khan.

Un dernier coup d’aile en
direction de la flèche dorée du Vat-Chomsi, le reliquaire posé au sommet de la
plus haute colline dominant la plaine de la cité royale, un dernier
scintillement dans le lointain et l’avion atterrit lourdement dans un fracas
assourdissant en soulevant un nuage épais de poussière ocre.

Derrière le haut grillage
séparant la piste d’atterrissage des baraques de l’aérogare, Hemingway les
attendait. C’était le directeur du Phousi Akhane Hôtel.

Maurice, avec sa barbe grise et
ses yeux bleus perçants, ressemblait étonnamment au célèbre écrivain.

D’où son surnom.

Pierre fut tout surpris
et heureux de retrouver son ancien associé. Il ne l’avait pas reconnu sur-le-champ.
Maurice était devenu une célébrité locale. Son surnom y contribuait. Comme
beaucoup d’autres, il avait échoué en fin de parcours au Laos.

Terre d’accueil et d’asile.
Dernier refuge ouvert à tous les paumés d’Indochine.

Ils étaient nombreux ceux qui
après avoir raté leur vie ou fuyant un passé douteux étaient venus dans ce pays
pour se refaire. Les Lao étaient très compréhensifs et ne posaient jamais de
questions. Pour un Maurice qui avait réussi, combien traînaient misérablement
leurs savates, vivant d’expédients divers.

Les retrouvailles à l’aéroport
furent accompagnées de grandes tapes dans le dos, de grandes exclamations de
joie, d’embrassades chaleureuses. En quelques mots, ils s’étaient tout dit sur
leur vie depuis la disparition de René, en s’attablant au petit bar de
l’aéroport.

Michèle, étonnée et perplexe,
sans s’occuper d’eux, suivit le chauffeur pour prendre place dans le minicar de
l’hôtel.

Le trajet fut très court. Leur
installation rapide. Maurice avait bien fait les choses. Des orchidées dans la
chambre de Michèle, du champagne dans celle de Pierre et un magnifique bouquet
de roses rouges sur la table du restaurant.

Toutes ces délicates attentions
ne parvinrent pas à dérider Michèle.

Après le baiser sur la terrasse,
Pierre, toujours embarrassé et soucieux, lui avait téléphoné pour prendre de
ses nouvelles. Son départ brusqué l’avait déconcerté et lui avait laissé une
sorte d’inquiétude au cœur. Dès les premiers mots échangés, il comprit que loin
d’être fâchée, elle était heureuse de l’entendre et souhaitait le revoir.

Elle lui apprit qu’elle devait se
rendre en mission à Luang Prabang. Encore une histoire d’enfant à recueillir.

Il lui proposa de l’accompagner.
Elle accepta avec plaisir.

 

Dès leur première rencontre, elle
avait été plus que charmée par Pierre, troublée. Ce premier baiser sur la
terrasse lui brûlait encore les lèvres. Elle le devinait bien que Pierre la
désirait, qu’il était heureux d’être avec elle, mais elle ne comprenait pas
très bien son comportement, sa manière d’être. Il était déroutant.

Sa façon agressive de l’aborder
dans le village, sa conduite dans l’avion avec la jeune et ravissante hôtesse
Lao, l’ignorance dont il fit preuve à son égard alors qu’il retrouvait son ami
et ancien associé. Tout cela était déconcertant.

Elle voulait comprendre. C’est
pourquoi, assise face à lui dans la salle à manger déserte de l’hôtel, elle
l’observait, cherchant à percer le mystère de cet homme.

Puis n’y tenant plus, elle lui
demanda :

– Pierre, pourquoi teniez-vous
tellement à m’accompagner ? Pourquoi tout ce luxe et ces prévenances ? Que
voulez-vous ? Qu’attendez-vous de moi ?

Ces questions directes,
inattendues, prononcées gentiment, calmement, obligèrent Pierre à revenir sur
terre et prêter plus d’attention à Michèle car, une fois de plus, il était
ailleurs, perdu dans ses pensées.

Elle attendait sa réponse. Pris
au dépourvu, il restait silencieux.

Alors, repoussant brusquement sa
chaise, elle se leva pour s’enfuir et d’une voix sèche, elle lui martela :

– Bonsoir, monsieur Malroy.

Pierre, en un geste rapide, mû
comme par un ressort, lui saisit le poignet et l’obligea à se rasseoir.

Il se mit à parler. Il n’en
finissait pas de se raconter.

Cela ressemblait à une
confession. Michèle, silencieuse, attentive, n’osant pas l’interrompre, les
yeux humides, écoutait.

– Voilà… vous savez tout de moi
maintenant. Je suis seul, j’ai besoin de vous.

L’hôtel était plongé dans
l’obscurité. Tout le personnel avait disparu, les laissant seuls à leur table
faiblement éclairée par la lampe tempête placée au-dessus d’eux.

Il était minuit passé. Michèle,
très touchée, bouleversée par ces confidences, se leva et s’approchant de
Pierre, toujours sans un mot, lui prit la main et l’emmena jusqu’à sa chambre.
Devant sa porte Pierre eut un petit moment d’hésitation.

Ils se trouvaient face à face,
troublés, retenant leur respiration, leurs corps se frôlant presque.

La suite se déroula comme dans un
rêve et tout arriva sans qu’aucun d’eux s’en rendît très bien compte. Cela
devait se produire, comme si une force invisible l’avait programmé. D’un doigt
hésitant, Pierre lui caressa le front, puis très lentement effleura l’ovale de
la joue, la caresse suivit la courbe du cou, pour s’arrêter sur la pointe du
sein. L’enlaçant avec beaucoup de précaution, il la serra contre lui et
l’embrassa doucement l’obligeant à entrouvrir ses lèvres. Michèle, toute
tremblante, s’abandonna. Toujours enlacés, ils franchirent le seuil de la
chambre. Elle s’offrit à lui tout simplement. Ce fut leur première nuit
d’amour.

Lorsque Michèle se réveilla, le
soleil était déjà bien haut sur l’horizon. Allongée près de Pierre encore
endormi, appuyée sur un coude, elle contempla l’homme auquel pour la première
fois elle s’était donnée.

 

Elle réfléchissait à tout ce que
Pierre lui avait dévoilé de lui-même. Il s’était livré comme un naufragé
s’accrochant à une bouée. Elle avait compris, elle en était persuadée, que
s’étant entièrement confié, il attendait d’elle qu’elle lui donnât ce qui lui
manquait désormais le plus, un amour tendre et affectueux.

Jamais, pensait-elle, il ne
l’aimerait comme il avait aimé Odile. Elle l’acceptait pour l’instant. Mais,
petite femme volontaire et décidée, elle se promettait de se consacrer à lui,
de l’entourer de sa tendresse et de son amour. Parce qu’elle aussi l’aimait.

Elle réalisait, après cette
caressante nuit, combien son corps plaisait à Pierre. Elle en ferait son
principal atout.

Il serait à elle, entièrement,
définitivement.

Lorsque Pierre se réveilla à son
tour, Michèle, debout près de lui, lui souriait.

– Quelle heure est-il ?

– L’heure de s’aimer.

Otant son kimono, elle se glissa
toute nue sous le drap que Pierre avait soulevé pour la recevoir. Leur première
journée se passa au lit.

 

Le séjour au Laos de monsieur
Loiseau touchait à sa fin.

Il appréhendait son retour en
France, où il devait prendre sa retraite.

Il avait vécu toute sa carrière à
l’étranger. Une vie de nomade avec ses avantages et ses inconvénients. Veuf, il
avait élevé Michèle. Elle l’avait suivi dans tous ses déplacements.

Pierre, de son côté, ressentait
un sourd désir de rentrer en France.

Il avait envisagé de le faire
avec Odile. Le sort en avait décidé autrement.

De cette France qu’il avait
quittée plus de vingt ans auparavant, il  avait gardé une image vague, floue,
incertaine.

Une terre inconnue, à découvrir.

Comment vivait-on là-bas ? Il lui
faudrait sans doute se lancer dans les affaires. Il était encore trop jeune
pour songer à la retraite.

Fils unique et orphelin de bonne
heure, il ne se souvenait d’aucun lien de parenté. Même pas d’avoir eu un père.
Simplement d’avoir ressenti à la mort de sa mère une étrange sensation.

C’était comme si le cordon
ombilical avait été coupé une deuxième fois. Une fois pour toute. Le lâchant,
petite poussière flottante abandonnée dans l’espace sidéral.

Il était seul au monde. Vraiment
seul.

Le cataclysme qui s’était abattu
sur la France en 1940 avait bouleversé sa vie.

Il avait échappé à l’humiliation
de l’occupation allemande pour connaître celle des camps japonais.

Il réalisait, en fin de compte,
alors qu’il n’avait jamais voulu, comme beaucoup d’autres, l’admettre, que les
évènements tournant à l’avantage des forces communistes, il fallait quitter ce
pays avant qu’il ne soit trop tard.

 

Sa vie en Indochine, quelle
aventure !

Une vie vécue intensément,
jalonnée d’évènements extraordinaires.

Simone, voluptueuse Simone. Son
premier amour. Un amour charnel. Une découverte. Un éblouissement.

Ce Tonkin où il avait souffert,
mais qu’il avait passionnément aimé, où il avait rencontré des hommes de
qualité : Lavangarde, Le van Quat. Ce Tonkin où les épreuves l’avaient endurci,
mûri, pour devenir adulte.

Saigon où il s’était réalisé avec
René, où il avait été heureux.

Odile son grand amour. Un amour
sensuel et tendre. Et maintenant Michèle, un amour calme et doux.

Oui, quelle aventure !

Michèle ! Elle allait le quitter.
Partir. Non, il ne la laisserait pas disparaître.

Il tenait à elle. Il l’aimait.

Il n’y avait pas une minute à
perdre. Il devait se décider tout de suite.

Se fiant à son instinct, il se
leva subitement, quitta sa terrasse, son abri préféré, où il s’était réfugié
pour réfléchir, bouscula au passage Em qui se demanda quel insecte avait bien
pu piquer son maître, pour bondir comme un fou jusqu’à sa voiture.

Il ne fut pas long à regagner
Vientiane et à se garer devant l’ambassade.

Écartant sans ménagement le
planton qui essayait courtoisement de lui barrer la route, il pénétra avec
force dans le bureau du consul qui se dressa tout surpris.

– Monsieur Loiseau, j’ai

l’honneur de vous demander la main de votre fille.

La phrase rituelle à peine
prononcée, les deux hommes tombèrent en riant dans les bras l’un de l’autre.
Puis le vieil homme pressant Pierre sur son cœur, ne put retenir ses larmes.
Des larmes de joie.

Le mariage de Michèle et de
Pierre fut célébré très simplement par monsieur Loiseau, la veille de son
départ.

La soirée d’adieu réunit le Tout Vientiane
au Kit Kat que Somock avait mis gracieusement à la disposition de
ses amis.

Monsieur Loiseau décida de
rentrer rapidement via Bangkok par le courrier d’Air France, afin de remettre
en état sa vieille demeure pour accueillir dignement ses deux amoureux.

Michèle et Pierre s’offrirent un
long voyage de noces à travers le Pacifique avant de rejoindre la France.

Ils trouvèrent très rapidement,
non loin de celle de monsieur Loiseau, une belle maison provençale dominant la
mer pour s’y établir définitivement.

En arrivant, le jour de leur
installation, devant le portail qui s’ouvrait sur un magnifique jardin exotique
qui perpétuait leur rêve, Pierre prit Michèle dans ses bras puis, la portant
jusqu’à la porte d’entrée, il lui demanda après l’avoir embrassée :

– Comment veux-tu l’appeler ?

Michèle le regarda longuement,
lui rendit son baiser avant de lui répondre avec son plus tendre sourire :

– Yasume.

 

Repères chronologiques :

––––––––––––––––

 

28 juillet 1937             Début de la guerre entre le Japon et
la Chine.

1er  septembre 1939     Les troupes allemandes envahissent la Pologne.

Début de la Seconde Guerre
mondiale.

 

14 mai 1940                Les Allemands franchissent la
frontière à Sedan.

14 juin 1940                Entrée
des troupes allemandes à Paris.

17 juin 1940                Demande d’armistice du
gouvernement du maréchal Pétain.

18 juin 1940               Appel du général de Gaulle.

16 juin 1940                Ultimatum
japonais à la France.

Le
général Catroux accepte les conditions japonaises.

 

22 juillet 1940             Passation de pouvoirs entre le
général Catroux et l’amiral Decoux.

30 août 1940               Le gouvernement de Vichy signe un
accord avec le Japon.

L’amiral
Decoux tarde volontairement à régler les modalités d’application de cet accord.

 

2 septembre 1940       L’armée japonaise franchit la frontière
sino-tonkinoise à Dong Dang poste avancé de Langson.

5 octobre 1940            Reconnaissance par l’empereur du
Japon de la souveraineté française en Indochine.

7 décembre 1941        Attaque de Pearl Harbour.

Début
de la guerre du Pacifique.

 

9 mars 1945                            Coup de force japonais.

2 septembre 1945                   Capitulation du Japon.

Déclaration
d’indépendance du Vietnam par Ho Chi Minh.

 

15 octobre 1945                     Arrivée du général Leclerc
et du corps expéditionnaire français.

6 mars 1946                            Modus vivendi Ho Chi
Minh / Sainteny.

19 décembre 1946                  Attaque surprise Vietminh à
Hanoï.

Début de la guerre d’Indochine.

 

7 mai 1954                             Chute de Diên Biên
Phu.

21 juillet 1954                        Reconnaissance officielle
de l’indépendance du Laos  par les
puissances réunies à la conférence de Genève.

Mai 1956                                Annulation des élections générales en
Indochine prévues par les accords de Genève.

 

1er novembre 1963                Assassinat de Ngo Dinh Diem,

Président
de la République du Sud Vietnam.

Arrivée
massive des troupes américaines.

Deuxième guerre du Vietnam.

30 avril 1975                          Le Vietminh s’empare
de Saigon.

Fin
des hostilités au Vietnam.

 

 

 

TABLE
DES MATIÈRES

 

 

Prologue                                                        pages
9 à 11

 

Chapitre I                                                      pages
13 à 46

Hanoi à la
veille du coup

de force japonais.

Pierre Malroy et
Simone.

 

Chapitre II                                                     pages
47 à 78

La vie dans les
camps japonais.

Erreurs du
commandement français.

Capitulation du
Japon.

 

Chapitre III                                                   pages
79 à 105

L’occupation
chinoise.

Les Américains
et le Vietminh.

Départ du Tonkin.

 

Chapitre IV                                                   pages
107 à 130

Le
ravitaillement de Saïgon.

La guerre avec
le Vietcong.

Fin du régime de
Ngo Dinh Diem.

Pierre Malroy et
Odile.

 

Chapitre V                                                     pages
131 à 153

Au Laos
accueillant.

Pierre Malroy et
Michèle.

Retour en France.

 

Repères chronologiques                                 pages
155 à 156


[1]
Station climatique à 1500 m.

[2]
Le Fan Si Pan culmine à 3142 m.

[3]
André Maurois : Les silences du colonel Bramble.

[4] Hautes
collines à proximité de Tong
.

 

[5]
Canidrome : Nom donné au cynodrome (piste sur laquelle se disputent des
courses de lévriers).

[6] Jai-Alai :
Pelote basque à grand chistera. Le parterre où évoluaient les joueurs était
limité par des murs sur trois côtés. Le 4ième côté était occupé par les
spectateurs protégés par un grillage.

[7]
Cotab : marque de cigarette, aussi connue que les gauloises.

[8]
Becons : en vietnamien ! Jeunes garçons. Se prononce Béconne.

[9] Shôka : poète de
la fin du 16ème siècle.

[10]
En français, approximativement : Il n’y en a pas,
iI n’y a rien.  

[11]
Gros juron Japonais.

[12]
En Japonais : Debout, en avant…

[13]
Yasume, se prononce : ya-sou-mé ; signifie : repos.

[14]
Choum-choum : alcool de riz indochinois (50 à 80°).

[15]
Saké : boisson Japonaise contenant 10 à 15° d’alcool de riz, se boit tiède.

[16]
Ilé-Kinshiraréta : en Japonais : non, défendu.

[17]
Amiral Jean Decoux : Commandant en chef des Forces navales en Extrême-Orient
; nommé par le gouvernement de Vichy prit ses fonctions de Gouverneur-général
le 20 juillet 1940.

[18]
Général Georges Catroux : pour avoir traité avec les Japonais, il fut
désavoué, limogé et rappelé en France par le gouvernement de Vichy ; il préféra
rejoindre le général de Gaulle.

[19]
Congaï : jeune concubine indigène.

[20]
Dans l’épreuve du pentathlon militaire.

[21] Roger Vercel (1934).

[22]
Zô : pâté tonkinois.   

[23]
Ils furent identifiés et condamnés à la libération.

[24] Il fut même
invité à assister, à côté du général Mac Arthur, à bord du cuirassier  » USS
Missouri  » dans la baie de Tokyo, à la signature de la capitulation japonaise.

[25]
 » A la barre de l’Indochine. J’ai maintenu  » J. Decoux.

[26]
A la barre de l’Indochine. J’ai maintenu, page 343  J. Decoux.

[27]
Il fut à l’origine de l’accord Ho Chi Minh / Sainteny (Modus vivendi du 6
mars 1946), reconnaissant la République du Vietnam, comme Etat libre de la
Fédération Indochinoise dans l’Union Française. Accord devenu caduc après le
bombardement de Haiphong (23 novembre 1946).

[28]
VNQDD : Viet Nam Quoc Dân Dâng, parti nationaliste Vietnamien.

[29] Kampé :
équivalent de cul-sec.

[30] L’Arc-en-ciel
: célèbre cabaret dancing de Cho Lon.

[31]L’attaque
surprise du Viet Minh à Hanoï contre les forces françaises, le 19 décembre
1946, marque le début de la guerre d’Indochine.

[32] La
République du Sud-Vietnam s’y étant opposée, craignant un trucage des élections
.

[33] Ce
trafic pouvait se faire en jouant sur la différence entre le taux officiel de
la piastre (17 francs) et son cours sur les marchés libres ou parallèles (10
francs, ou moins). Les transferts ne pouvaient se faire qu’avec l’accord de
l’Office Indochinois des Changes. (O.I.C) qui ne maîtrisait pas, semble-t-il,
tous les trafics.

[34] Expression lao courante
pouvant signifier : que rien n’est grave…
c’est sans importance.

[35] Le Prince
Souvanna Phouma et son demi-frère le  »’ Prince rouge » Souphanouvong.



Naissance d’une Cité .
19 mars, 2011, 14:56
Classé dans : Article

 

Discours du Trentenaire

1966 – 1997

 

Monsieur le Ministre, Monsieur le Préfet, Messieurs les Parlementaires, Messieurs les Conseillers Régionaux, Messieurs les Conseillers Généraux, Messieurs les Maires, Mon Colonel, Mesdames et Messieurs les Elus,  Monsieur le Vicaire Général, Monsieur le Curé, Messieurs les Responsables des Administrations locales, 

Toute la population, le Conseil Municipal et son Maire sont très honorés et très heureux de vous accueillir aujourd’hui à l’occasion de la célébration du Trentenaire de CARNOUX-en-PROVENCE .

Votre présence Mesdames et Messieurs témoigne de l’intérêt que vous portez à notre belle Cité .

Pourquoi fêter nos 30 ans ? Tout simplement parce qu’il a fallu toutes ces années pour que Carnoux atteigne en cette fin de siècle, à l’aube du 3ième millénaire son Âge mur, son équilibre urbain et son équilibre démographique. En ce jour anniversaire son histoire mérite d’être contée. Carnoux a été un acte de foi. Il fallait vraiment y croire et le vouloir.

Aujourd’hui quand on arrive à Carnoux après avoir franchi le Pont des Barles, on est tout de suite surpris par son entrée verdoyante et par l’ensemble accueillant des constructions neuves qui s’étagent harmonieusement dans le vallon et sur ses pentes entre 250 et 350 mètres d’altitude. On ne soupçonne pas, faute d’y prêter attention sans doute, les importants travaux de viabilité et d’équipements collectifs qui ont été réalisés.

Dans les années cinquante, le lieu-dit Carnoux ne comptait autour d’une bastide du 18ième siècle qu’un petit vignoble, quelques arbres fruitiers, une pinède clairsemée, des étendues de garrigues, d’argeiras, et de roches coupantes. Sous un soleil de plomb, ce coin oublié de France était quasi désertique, brûlé, calciné.

Alors pour comprendre cette belle aventure, cette saga de pionniers qu’on aurait tendance à croire irréalisable de nos jours, cette fabuleuse réussite, la naissance d’une cité, il faut se reporter dans les années 56 / 57 .

A cette époque le Maroc devenu indépendant, beaucoup de français envisagèrent de regagner la Métropole. Un groupe se constitue à Casablanca et part à la recherche d’un coin de France susceptible de recevoir ces français. Un coin de France rappelant le pays où ils ont vécu.

La Provence a depuis longtemps, depuis toujours la réputation d’être une terre d’accueil.

Ces français du Maroc s’installèrent donc, après l’avoir acheté, dans ce vallon désertique et abandonné. Ils y amenèrent en priorité l’eau : source de vie.

Sans aucune aide financière, groupés au sein d’une Coopérative Immobilière ( la CIF : Coopérative Immobilière Française ) s’inspirant de l’exemple du Maréchal Lyautey, illustre Bâtisseur et Administrateur, ayant à leur tête un homme énergique et déterminé, Emilien Prophète, au nom prédestiné, ils réalisent rapidement (le premier coup de pioche a été donné fin 1958) la majeure partie de l’infrastructure actuelle, permettant ainsi aux premiers habitants de s’installer dans des conditions normales, acceptables.

Jusqu’à la création de la Commune en 1966, Carnoux a donc été entièrement réalisé par la CIF, c’est-à-dire par les carnussiens eux-mêmes, sans aucune subvention de l’Etat.

Petit à petit l’attrait de ce groupe d’habitations modernes, équipé par des français « ces fadas » venus du Maroc, avec le tout à l’égout, le gaz, l’électricité, le téléphone, ne tarda pas à attirer d’autres français évincés de leur terre natale. Après les tragiques évènements qui amenèrent l’Algérie à son indépendance, nombreux de nos compatriotes meurtris et désemparés sont venus chercher un refuge dans le sud de la France.

C’est ainsi qu’à partir de 1962 Carnoux s’apprête aussi à accueillir chaleureusement les français d’Algérie. En 1963 une cinquantaine de familles s’installent dans un immeuble dit « des rapatriés » spécialement construit à leur intention. Ce premier noyau incita d’autres groupes d’Algérie, de Tunisie, d’Outre-mer, à venir les rejoindre constituant ainsi un important apport à la Communauté en voie de formation.

A partir de 1970 les métropolitains séduits par l’attrait et le pittoresque de notre cité commencent eux aussi à s’y installer. Alors que dans les Bouches du Rhône au cours de ces trente dernières années le nombre d’habitants progresse de 20 % Carnoux voit sa population augmenter de près de 200 %. Une progression spectaculaire.

Aujourd’hui Carnoux compte plus de 7.000 habitants venus de tous les horizons. A l’exemple de la Provence, Carnoux est le creuset où se retrouvent des hommes et des femmes d’origines très diverses. Sa population est un amalgame heureux de toutes ces différences. Composée au début en majorité de retraités, les moins de 20 ans représentent aujourd’hui plus de 30 % de la population.

Que d’étapes franchies en 30 ans. Carnoux-en-Provence, comme vous le savez, est la 119ième et dernière née des communes des Bouches du Rhône.

Mais comment en était-on arrivé là !

Très brièvement je voudrais en ce jour anniversaire, vous retracer les premières étapes qui ont abouti à la création de notre commune , à notre autonomie. Il faut tout d’abord savoir que la procédure d’érection en commune est décidé par le Préfet au moyen d’un arrêté prescrivant une enquête …

…de Commodo-Incommodo permettant aux populations de donner leur avis. Il a fallu trois enquêtes pour en arriver à notre indépendance.

Dès 1960, monsieur Emilien PROPHETE, Président de la CIF demande au Préfet de procéder à une enquête.

L’arrêté préfectoral prescrivant la première enquête afin de recueillir l’avis de la population sur les avantages et les inconvénients que pouvaient représenter l’érection de Carnoux-en-Provence en commune distincte a été signé le 26 novembre 1960 .

Une commission syndicale, prévue par les textes, appelée à exprimer son avis sur l’érection de Carnoux en commune est élue le 19 mars 1961 , soit quatre mois après.

Cinq candidats obtinrent la majorité absolue des voix : MM. Gilbert Cabanieu, vice-président de la CIF,François Labbat , Fernand Claudel , Alexis Gravallon et Henri Vialet .

La commune de Roquefort-la-Bédoule, sur laquelle était presque entièrement implantée le groupe d’habitations, par délibération de son conseil municipal, en date du 19 novembre 1961, a donné un avis favorable à l’érection de Carnoux en commune distincte, rappelant que le but du projet initial de la CIF, dans l’esprit des constructeurs , était bien l’érection en commune distincte.

Le maire monsieur AIMONETO s’étant opposé dans un premier temps à la construction du groupe d’habitations, ne pouvait dans la suite logique des évènements que donner un avis favorable. Il était donc tout disposé à céder une superficie de son territoire à Carnoux.

De son côté, le conseil municipal d’Aubagne présidé par son maire monsieur CHOUQUET devait également donner un avis favorable au cours de sa séance du 2 octobre 1961 mais refusait d’amputer son territoire .

Les démarches entreprises auprès de Cassis n’aboutirent pas. Le maire AGOSTINI ayant refusé catégoriquement son aide , refusant de céder ne serait-ce qu’un mètre carré .

Cette première enquête n’eut aucune suite, en raison notamment des difficultés qu’avait soulevé la définition des limites de la future commune et non pas l’étude prévisionnelle de son équilibre budgétaire.

La réalisation progressive de l’ensemble immobilier nécessitant impérativement l’intervention des Pouvoirs Publics en vue de satisfaire les besoins croissants de la population ( ordures ménagères, écoles, distribution du courrier, etc. …) un deuxième arrêté préfectoral est signé le 27 juillet 1963 (soit environ deux ans après le 1er arrêté) . A l’initiative du Préfet, cette deuxième enquête prescrivait non plus l’érection de Carnoux en commune distincte, mais prescrivait une enquête dans la commune de Roquefort-la-Bédoule sur un projet de modification de ses limites territoriales. Roquefort-la-Bédoule cédant du terrain à Aubagne, de telle sorte que le groupe d’habitations devenait aubagnais.

Le problème de Carnoux pouvant être ainsi résolu.

Mais dès l’annonce de l’ouverture de cette deuxième enquête, plusieurs habitants de Carnoux protestant contre le rattachement de leur agglomération à la commune d’Aubagne, au cours d’une réunion houleuse, dans une atmosphère passionnée, élisent à mains levées : le 16 août 1963 ( soit un mois après la signature de l’arrêté ) un comité composé de :  MM Ignace Heinrich , Président, Laforet, Faure, Calandra et Maître Bonan

C’était ce qu’on a appelé à l’époque «  le comité des cinq » lequel lança un appel à la population pour l’inviter à venir signer une pétition en vue d’aboutir à l’autonomie administrative de Carnoux.

De nombreuses personnalités politiques notamment les maires d’Aubagne et de Roquefort-la-Bédoule soutiennent l’action des Carnussiens représentée par le comité des Cinq. Une campagne de presse appuie favorablement le mouvement en rappelant que la préfecture a décidé d’ouvrir une deuxième enquête avant même que les résultats de la première enquête de 1960 soient connus et publiés.

Devant tant d’opposition et d’agitation la deuxième enquête est abandonnée. Il est certain que sans l’opposition quasi unanime de la population, entraînée par quelques hommes farouchement déterminés, dont Melchior Calandra, aujourd’hui mon adjoint à la communication, Ignace Heinrich, mon adjoint aux sports pendant 12 ans, l’ensemble immobilier aurait été rattaché à la commune d’Aubagne en 1963.Il est intéressant de souligner que la population de Carnoux était alors de 1400 habitants environ et celle de Roquefort-la-Bédoule de 1600 habitants environ. Ceci expliquant aussi cela

L’enquête du 27 juillet 1963 ayant échoué, un nouvel arrêté prescrivant une troisième enquête était signé le 8 septembre 1964 , soit un an plus tard qui posait à nouveau la question de l’érection de Carnoux en commune distincte.

On en revenait donc quatre ans après , à la première enquête celle de novembre 1960.

Une nouvelle Commission Syndicale est élue le 11 octobre 1964, composée cette fois-ci non pas de cinq mais de quatorze membres répartis de la façon suivante :

Secteur d’Aubagne : 3 élus ,   Président : Paul Lorriaux,  Membres : Alexandre Duisit , Paulin Ligeon

Secteur de Roquefort-la-Bédoule : 11 élus . Président : Adolphe Faure, Membres : Mme Gilberte Fayet,

MM.  Maret, Calandra, Couve, Domanski, Jofres, Lorenzini, Losno Renoir.

Le rapport justifiant la demande d’autonomie est remis en préfecture le 15 octobre 1964. Ce rapport reprenait les limites territoriales définies par l’arrêté préfectoral et reconfirmées par les communes d’Aubagne(par sa délibération du 26 octobre 1964) et de Roquefort-la-Bédoule (par sa délibération du 11 novembre 1964)

Pour justifier la demande, le souhait de la population, ce rapport précisait que Carnoux :

  1. constituait une entité géographique

  2. possédait des habitations au style architectural particulier

  3. connaissait une poussée démographique sans cesse croissante

  4. une centaine de commerces et une cinquantaine d’industries étaient prévus.

  5. un budget prévisionnel avait été approuvé par la préfecture

  6. la commune hériterait d’un équipement moderne et complet ( ouvrages réalisés par la CIF )

  7. enfin et surtout les intérêts carnussiens seraient menacés en cas de rattachement à Aubagne. Les priorités aubagnaises n’étaient pas celles des carnussiens.

Ce rapport est bien accueilli .

Le Conseil Général, à son tour , rédige un rapport le 2 décembre 1964 suite aux avis très favorables du Trésorier Payeur Général, du Directeur Départemental des PTT, de l’Inspecteur d’Académie, bref de toutes les Administrations concernées .

Puis par son vote unanime du 19 décembre 1964, le Conseil Général approuve finalement le projet d’érection de Carnoux en commune distincte.

Le dossier est transmis à Paris. Pourtant il faudra pour que le projet voit le jour pour qu’il soit enfin accepté, attendre le 26 août 1966, soit environ deux ans d’attente.

  En effet, les consignes, les directives n’étaient pas de créer de nouvelles communes, mais au contraire de procéder, déjà, à des regroupements de communes.

Le dossier donc, avait été mis de côté au Ministère de l’Intérieur.

En 1965 année des élections municipales en France, cinq carnussiens dont messieurs Faure et Maret sont élus à Roquefort-la-Bédoule. Le comité des cinq avait vécu, s’était dispersé .

Il aura fallu finalement l’intervention efficace du colonel Verlet auprès du Directeur de Cabinet du Ministre de l’Intérieur pour débloquer la situation et obtenir le fameux décret du 26 août 1966.

En effet c’est en 1966 , le 26 août que le décret ministériel portant création de la commune de Carnoux-en-Provence a été signé.

Le 26 août 1966 un autre décret portant institution d’une Délégation Spéciale dans la commune de Carnoux-en-Provence a été également signé par le Premier Ministre G. Pompidou , le Ministre de l’Intérieur R. Frey.

La Délégation Spéciale était composée de MM. Guido Verlet, Jean Cantaloup, et Pierre Couston

. Le 15 septembre 1966, M. Nicouleaud Secrétaire Général de la préfecture des Bouches du Rhône procédait à l’installation de la Délégation Spéciale présidée par le colonel Guido Verlet qui avait été désigné par le Ministre suite à son intervention et son déplacement à Paris.

Je tiens ce renseignement du colonel Verlet qui m’a fait cette confidence avant de nous quitter.

Cette installation marqua en fait la naissance officielle de Carnoux. Le rôle de la Délégation spéciale a été de courte durée ( 4 mois environ)

Les premières élections municipales eurent lieu le 8 janvier 1967.

Il fallu procéder à un deuxième tour le 15 janvier 1967 .

La première séance solennelle du Conseil Municipal se tint le 22 janvier 1967 à 10 heures du matin.

Pierre Maret à l’unanimité fut élu Maire de Carnoux.

Ce premier Conseil Municipal était composé de : 1 métropolitain et de 16 français d’outre-mer dont : 1 français de Tunisie, Pierre Maret, 11 français du Maroc et 4 français d’Algérie.

Voilà résumés les épisodes les évènements qui ont conduits à la naissance de notre commune. Ce que voulaient les carnussiens venus d’outre-mer, le souhait des fondateurs également c’était de veiller sur leurs propres affaires, s’administrer soi-même.

En mars 1971 le deuxième maire Adolphe Faure succède à Pierre Maret, il dirigera la commune jusqu’en décembre 1977 date à laquelle il démissionnera. Marc Laprie lui succédera et deviendra le troisième maire de janvier 1978 à mars 1983. Je le remercie d’être parmi nous. Vous pouvez l’applaudir.

Depuis mars 1983 je préside aux destinées de Carnoux.

Aujourd’hui, c’est donc notre liberté, notre indépendance, que nous célébrons par cette belle journée de juin.

Cette belle journée que nous devons à tous les participants, aux généreux donateurs, notamment le Conseil Général, aux responsables de toutes les Associations de Carnoux, aux directeurs d’écoles et aux enseignants, au Syndicat d’Initiative, au personnel communal, au corps des Sapeurs Pompiers, à la Police Municipale et à la Gendarmerie Nationale.

Je voudrais remercier plus particulièrement les membres du Comité du Trentenaire et sa Présidente Madame Vanina Vidal, mon adjoint à la culture, pour l’organisation de la fête et du beau défilé .

En conclusion et pour terminer je voudrais dire simplement que :

Venus d’outre-mer, des français, courageux, audacieux et entreprenants, ont fondé en quelques années dans un coin délaissé de Provence une ville… pas comme les autres .

Carnoux, cité à taille humaine, d’une superficie de 370 hectares dont 112 hectares soumis à l’ONF , avec ses 2.700 foyers, ses 1700 villas, et ses 430 piscines, est dotée aujourd’hui d’équipements collectifs modernes, d’ouvrages publics et d’habitations, réalisés dans le respect de l’environnement.

Notre volonté constante d’aménagement et notre désir de répondre au mieux aux attentes de chacun ont permis à Carnoux d’atteindre à l’aube du troisième millénaire son point d’équilibre et d’harmonie.

Posée comme un joyau sur son écrin de rocher, dominant la mer, Carnoux est devenu l’Oasis de verdure , rêvée par ses fondateurs .

Il appartient aux carnussiens d’aujourd’hui et de demain de gérer et de préserver ce patrimoine.

Jean Chaland.

Maire de Carnoux.

Chevalier de la Légion d’Honneur

Officier de l’Ordre National du Mérite.

 

 



Bilan sur trois mandats .
19 mars, 2011, 14:51
Classé dans : Article

 

CARNOUX – en – PROVENCE

1983 ——- 2001

000000000000000000000000000000

– Entrées : côtés Aubagne et Cassis : espaces verts et fleuris et arbres le long de la CD 41E

– Ronds-Points : des Barles, de Lou Caïre, de Notre Dame d’Afrique, du Stade.

– Aménagement sur ma demande : de l’entrée de Carnoux côté Aubagne (rond-point)

éclairage et élargissement du pont des Barles par le Conseil Général sur son budget !

– Création du Parc forestier municipal ( suppression habitations illégales : G.Burgoni )

skate bord à la demande pressante des jeunes.

– Création du sentier botanique et remise en place de la Croix, de la table d’orientation.

– Jardin du Mussuguet.

– Embellissement du Parc municipal ( la Crémaillère )

– Entretien et développement du Domaine Forestier en partenariat avec l’ONF.

– Aire de repos avec espace vert, dans le virage menant à la Corniche.

– Aménagement : Bois Joli ( lou caïre sud )

– Stade : deux terrains de football, dont un gazonné, avec arrosage automatique aménagements divers. Clôture, plantation arbres ( cyprès et pins d’Alep )

– Maison du gardien et vestiaires.

– Espace : pratiques sportives : saut en hauteur, en longueur, lancement poids, etc…

– Construction Salle des Sports ( Ignace Heinrich ) et locaux Carnoux Olympique Club.

– Terrains de sport à Lou Caïre.

– Plans pluriannuels : remise en état et amélioration du réseau d’eau potable et de l’assainissement. Suppression de la pompe de relevage à Plein Soleil.

– Construction d’un troisième bassin de filtration. Château d’eau sur le plateau des Lavandes.

– Suppression de la Station d’épuration. Raccordement du réseau d’assainissement à Marseille, via Aubagne ( 15 kms de canalisation )

– Plans pluriannuels : remise en état des chaussées et trottoirs. Sécurité routière.

– Aménagements : avenues du Verdon, la Corniche Massenet, Savorgnan de Brazza, Plein Soleil.

– Parking de la Mairie. Jardin et son cadran solaire.

– Aménagement du cimetière et parkings, création nouveaux columbariums paysagés.

– Désenclavement du plateau des Lavandes : Création de la Corniche et avenue Jean Bart prolongé (protection incendie) jusqu’au centre de vacances.

– Urbanisation du plateau des Lavandes : lotissement de l’Anguilla, terrain Meyer,

– Urbanisation Lou Caïre Nord et Sud.

– Suppression du Clic (boite de nuit illégale) et création réserve foncière de 10.000 m2.

– Construction : salle Arts et Loisirs.

– Création du Centre de vacances Changri-la. ( loyer porté à 300.000 francs par an )

– Construction : Crêche et Halte Garderie.

– Construction : Caserne de Gendarmerie et ses 10 logements.

– Création Ecole et Collège Saint Augustin.

– Construction : Centre Equestre .

– Construction : Local reliure

Suite ….

– Construction Bâtiment des Services Techniques Municipaux, bureaux et garages pour véhicules de service, sur le Plateau des lavandes.

– Aménagement Caserne des Pompiers ( ex- services techniques)

– Aménagement local Police Municipale (ex-crèche)

Aménagement local CCAS et Salle Tony Garnier. ( ex-restaurant La Vieille Auberge )

– Aménagement local Office de Tourisme ( ex-PMI )

– Aménagement ex-local SPE : pour PMI et Associations ( notamment Carnoux Racines )

–Création local SPE à Lou Caïre Nord.

– Aménagement des locaux du Centre Culturel, avec accès goudronné et parking au-dessus station service. — Création Bibliothèque Municipale (ex-Club Mille)

– Création Club des Jeunes ( ex- COC )

– Création Stade Scolaire et murs de protection pour riverains.

– Construction bâtiment scolaire ( extension école primaire )

– Création Maison de Retraite .

– Plan pluriannuel : Enfouissement des lignes électriques et téléphoniques : 1ère phase : Zone Industrielle et quartier Beau Séjour….

– Modification règlement de la Z.I. pour l’implantation d’Intermarché et diverses activités commerciales ( galerie du stade… )

– Espace protégé pour extension du cimetière ( côté cynodrome )

– Opposition contre « le tracé  » de la déviation envisagée par le Conseil Général en 1982.

–Animations : Carnaval , Fêtes de Noël , Vide-Greniers , Salon du Livre , Expositions diverses : Antiquaires, etc..

– Grande Fête pour la fin du 20ième Siècle, et l’arrivée du nouveau Millénaire.

 

 

Projets programmés :

— Aménagement Place Lyautey, Zone Industrielle ; Environnement paysagé et forum salle Arts et loisirs ; remise en état de la toiture des garages privés ; médiathèque ( suite achat terrain Phillipon et Fenneck )

— Maison des Associations ; Annexe Mairie ; Remplacement des préfabriqués scolaires.



D’Erzeroum à Shanghai 1978 / 1946 .
2 décembre, 2010, 14:15
Classé dans : Roman

 

 

Jean Chaland

                                                D’Erzeroum à Shanghai

- 1879 – 1946 -

Itinéraire de mon père arménien

1

 

à  Nicole.

 

Préface

Je connais des personnes qui prétendent, qui assurent même, garder des souvenirs pouvant remonter au tout début de leur vie, voire de leur vie intra-utérine… Ils ont de la chance ! Les miens se situent vers l’âge de sept ou huit ans, ce sont deux flashes un peu flous. Je me vois, tout petit, devant le pas de la grande porte d’entrée de notre maison, située route Sieyès, dans ce qui fut pendant près d’un siècle la concession française de Shanghai, surpris et effrayé par une pluie diluvienne ; le deuxième souvenir me rappelle un bateau des Messageries Maritimes : je me vois, sur un pont, une ceinture autour de la taille, solidement attaché par une longue corde à un billot. Ma mère redoutait sans doute de me voir tomber à la mer. Il est vrai qu’avec quatre garçons dont le dernier âgé de quinze mois, elle avait fort à faire.

Ce voyage avait été décidé par mon père. Souhaitant acquérir la nationalité française, un séjour de sa famille en France était non seulement souhaitable mais indispensable. Il pensait, aussi, préserver l’avenir de ses enfants qui étaient comme lui apatrides protégés français. Ce n’est qu’après avoir sollicité les conseils de monsieur Naggiar, diplomate d’origine arménienne et futur ambassadeur de France en Chine, alors consul général à Shanghai, et sur ses recommandations, qu’il envoya sa famille séjourner en France pour obtenir la naturalisation désirée et faciliter ainsi toutes les formalités requises… Arménien, natif d’Erzeroum, mon père avait toujours rêvé de finir ses jours en France où il avait passé plusieurs mois, avant de venir s’établir en Chine.

En France, ma mère avait des frères, déjà installés depuis plusieurs années dans la région parisienne, ce qui facilita au courant de l’année 1926, son emménagement avec ses quatre fils. Avec l’assistance d’un de ses frères, elle trouva à se loger rue d’Argenteuil à Asnières. Je n’ai aucun souvenir précis de cette période…

Ne souhaitant pas laisser mon père trop longtemps seul, elle décida dès 1929 de prendre le chemin du retour avec ses deux plus jeunes enfants, et me confia ainsi que mon frère aîné à un couple de retraités retirés à Paris, au 55 avenue des Gobelins. Monsieur et Madame Raffault étaient des personnes de qualité et d’une grande bonté. Mon père avait été mis en rapport avec eux par l’intermédiaire d’un de ses fournisseurs de Marseille qui devait avoir, sans doute, un lien de parenté avec mes futurs correspondants.

Monsieur Raffault, avant de prendre sa retraite, dirigeait l’Ecole normale de Melun.

Je me souviens du dernier jour que je passai avec ma mère, que je ne devais pas revoir avant plusieurs années. C’était une fin d’après-midi au lycée Henri IV… Il pleuvait, j’étais triste, retenant mes larmes, pas très conscient de la réalité et de l’importance de cette séparation, alors qu’elle allait avoir une grande influence sur l’évolution de ma personnalité ; j’avais alors huit ans.

Après son départ, je réalisai que j’étais devenu pensionnaire de cet illustre établissement, tout étonné et fier de porter un uniforme, fait d’un drap épais de couleur bleu noir, avec de beaux et gros boutons dorés… Mon séjour dans ce lycée allait être de courte durée, une petite année scolaire…

Je n’ai aucun souvenir ni du dortoir, ni de ma classe.

Je me souviens tout de même qu’un jour, lors de travaux, une brèche était ouverte sur la rue… Je n’avais pas classe, nous n’étions pas en vacances, enfin quoiqu’il en soit je me retrouvai dehors, arpentant seul le boulevard Saint-Michel, légèrement enivré par une étrange sensation de liberté, captivé par tout ce que je voyais et découvrais. Je m’attardai longtemps devant un café à admirer un distributeur automatique de sandwiches, étincelant de lumières multicolores, une mystérieuse machine que je voyais pour la première fois.

Alors que je savourais ces moments de plaisir, je fus soudain saisi d’une sorte de crainte me demandant ce que je faisais dehors. J’étais sorti sans permission, il fallait donc que je rentre comme j’étais sorti, sans me faire remarquer. De cette mini-fugue, sans la découverte de cette merveilleuse machine, le souvenir de mon escapade se serait enfoui, comme tant d’autres, au plus profond de mon subconscient.

De mes camarades de classe, aucun visage ne reparaît !… Aucun nom !… Comme souvenirs c’est plutôt mince. D’ailleurs mon frère aîné ne devait pas me donner l’occasion d’en avoir davantage…A la suite d’une méchante dispute avec un garçon de son âge, des insultes avaient été échangées, il lui décocha une droite qui l’envoya rouler par terre sans connaissance. L’affaire fit grand bruit avec en conclusion, son expulsion. Georges prétendit par la suite que ce garçon l’avait traité « de sale étranger »…

Malgré l’énergique intervention de monsieur Raffault, les portes du lycée restèrent impitoyablement fermées et nous dûmes changer d’établissement, devenant pensionnaires au Collège Jacques Amyot de Melun.

En ce qui me concerne, à aucun moment de ma vie je ne fus la cible de ce genre de comportement raciste. Sauf une seule fois, pendant la Seconde Guerre mondiale, victime d’une mesure décrétée par le gouvernement de Vichy. Alors que j’étais admis avec une douzaine de jeunes appelés à suivre pendant six mois les cours d’E.O.R. à Tong (Tonkin) un officier, de l’état-major du Général commandant supérieur des troupes en Indochine, se rappela soudain que je ne pouvais pas être nommé Aspirant de réserve, malgré mon succès à l’examen de sortie et qu’il fallait, selon lui, obtenir l’accord des plus hautes instances gouvernementales. En effet, une loi de Vichy interdisait aux français d’origine étrangère d’accéder aux grades administratifs et militaires ; une exception était toutefois accordée à ceux qui avaient rendu d’éminents services à la France.

Encore trop jeune pour avoir eu l’occasion de rendre de tels services, je n’avais que le droit d’être un bon deuxième classe.

Je dois dire à la décharge de l’officier scrupuleux et appliqué au respect de la loi, que j’avais auparavant été autorisé, sans doute par inattention des autorités responsables, à me présenter au concours d’entrée et que l’on avait refusé, en vertu de la décision vichyssoise et malgré mes bons résultats, que je me rende à Tong pour rejoindre mes camarades futurs officiers.

Grâce au soutien efficace de mon capitaine, on accepta, après deux longues semaines d’hésitation, de me laisser suivre les cours d’E.O.R. à titre temporaire. Je fus finalement, après la réception d’un télégramme d’Etat en provenance de Vichy, nommé Aspirant en décembre 1943.

Cet épisode est d’autant plus cocasse et ridicule que mon frère aîné, ironie du sort, était officier pilote dans l’armée de l’air, et que mon meilleur compagnon à l’époque, un shanghaien comme moi, Maurice Tcheng, de père chinois et de mère française n’avait pas subi la même mésaventure

J’ai gardé un très bon souvenir de mon instituteur. Un homme remarquable, pédagogue doué d’une patience infinie, que l’on écoutait avec bonheur et le plus grand respect. Nous faisions avec lui de longues promenades éducatives, notamment dans un endroit que nous fréquentions souvent et qui s’appelait le Triangle. C’était aussi notre terrain de jeux préféré. Je me souviens que la visite du château de Vaux-le-Vicomte fut pour moi un enchantement.

Il n’en était pas de même pendant les heures d’études et au dortoir. Nous avions comme surveillant une espèce de brute, un escogriffe qui, déjà, nous impressionnait par sa taille et son physique. Il se plaisait à nous terrifier. De nature méfiante et soupçonneuse, il nous réveillait en nous secouant violemment pour nous demander : « Tu dors.. ? » alors que nous étions endormis depuis un bon moment. Il était sans doute persuadé que, cachés sous les draps, nous bouquinions à la lumière d’une lampe électrique. Il prenait réellement plaisir à nous tourmenter.

C’est le seul détestable souvenir de mon séjour en France, lequel devait prendre fin en 1932 après ma première communion que je fis dans la cathédrale Saint Aspais de Melun. Monsieur et Madame Raffault - sans doute étaient-ils originaires de la région - possédaient une maison à Allonnes près de Saumur. Nous y passions tous les mois d’été.

Je me souviens également de merveilleuses vacances passées au bord de la mer en Bretagne, à Quiberon et à Saint-Cast où je fis partie du club des benjamins « le cœur sur la main » de monsieur Jaboune, à Saint-Cast où je fus, bien ingénument, amoureux pour la première fois de ma vie. En y réfléchissant, je m’aperçois que je n’ai retenu aucun nom et prénom de tous les enfants de mon âge que j’ai fréquentés. Pas même celui de celle qui provoqua mes premiers émois.

Les années que je vécus auprès de monsieur et madame Raffault et de leur fille Jeanne - qui avait coiffé Sainte Catherine depuis plusieurs printemps - ont eu une grande influence sur mon caractère et ont incontestablement durablement façonné en grande partie l’adolescent et l’homme que je suis devenu par la suite. Entre huit et onze ans j’ai appris et compris beaucoup plus de choses de la vie qu’au cours des précédentes années, avant de quitter en larmes ma famille d’accueil et la France et reprendre le chemin de l’Asie.

Mes parents venaient de m’inscrire, à Shanghai, au Collège Municipal pour la rentrée de septembre 1932.

Alors que j’étais sur le point de faire mes adieux monsieur Raffault m’apprit en m’embrassant, que j’étais devenu désormais un petit Français, mon père ayant obtenu récemment sa naturalisation. S’il était heureux de m’annoncer cette nouvelle, je ne réalisai

pas ce qu’elle avait d’important, la notion de nationalité m’étant totalement abstraite, ne saisissant pas ce qu’elle changeait pour moi.

Jeanne Raffault m’a accompagné jusqu’à Marseille où nous avons été accueillis par le principal fournisseur de mon père, le présumé parent des Raffault.

Le jour du départ, elle m’a confié au maître d’hôtel du navire, le d’Artagnan, pour un voyage paradisiaque. L’épouse du directeur à Saigon des Messageries Maritimes me prit sous sa protection. C’est ainsi que j’ai passé toutes mes journées en Première où je faisais les quatre cents coups avec son fils avant de rejoindre le soir venu ma cabine en Seconde classe pour me coucher.

De cette longue traversée jusqu’à Saigon, environ trois semaines, il ne m’est resté que le souvenir d’une grande soirée de fête au cours de laquelle j’ai gagné à la tombola un magnifique petit voilier ; d’une tempête dans l’océan Indien, une aubaine pour mon compagnon de jeux et moi, car n’étant pas malades, nous avons dévoré toutes les friandises abandonnées par les passagers qui avaient regagné leurs cabines ; des tendres attentions de la femme de chambre qui venait tous les soirs border mon lit et me souhaiter une bonne nuit en m’embrassant… Il faut croire qu’elle me trouvait mignon pour me dire : « C’est dommage que tu n’aies pas vingt ans », déclaration que je n’ai comprise que beaucoup plus tard. J’étais candide, innocent et naïf.

Je n’aurais rien retenu du trajet entre Saigon et Shanghai si, à l’escale de Hongkong, une vielle dame respectable ne m’avait pas accueilli à la demande de mon père. Elle résidait en permanence au Peninsular Hôtel de Kowloon. Je me souviens très bien de mon arrivée dans son appartement, après avoir été happé, très tôt le matin dans ma cabine, par une des personnes de son entourage. Elle venait de se réveiller et semblait plutôt grognonne.

Ayant certainement fait la fête la veille, elle avait mal à la tête, la gorge en feu et la voix enrouée. Une servante lui préparait dans un grand verre deux jaunes d’œuf battus qu’elle avala d’un seul trait avec une bonne dose de porto, J’étais très impressionné par sa manière d’être et sa façon de gouverner ses servantes. Elle ne parlait pas français, j’ignorais l’anglais, aussi notre conversation était très limitée. Traité comme un petit prince, j’ai passé une agréable journée. Mon père m’apprit par la suite que j’avais été reçu par une veuve et riche Arménienne à laquelle il avait rendu dans le passé quelques services.

L’arrivée à Shanghai après l’ancrage devant le Consulat Général de France, fut pour moi un véritable choc. Sur les quais se pressait une foule innombrable, une immense fourmilière ; j’étais fasciné et impressionné par cette grouillante multitude en perpétuel mouvement. Que de Chinois, que de Chinois….

Appuyé sur le bastingage du pont promenade, les bras croisés et la tête posée sur mes bras, j’attendais que l’on vienne me chercher, me demandant comment se passeraient les retrouvailles. Etais-je heureux ou non ?… Je comprenais bien, tout en l’appréhendant vaguement, qu’une nouvelle vie s’annonçait pour moi. Monsieur et Madame Raffault disparaissant à tout jamais, mes vacances maritimes prenant fin, le collège municipal de la concession française m’attendait. La France était loin maintenant,

j’allais faire la connaissance de mon père, de mes deux frères et revoir ma mère, la seule personne dont le visage m’était familier.

Au bas de l’échelle, se préparant à monter, un couple me faisait de grands signes : mes parents. Enfin cela devait être eux, ma mère m’avait sûrement reconnu, ce qu’elle m’a confirmé par la suite. Une fois à bord et après avoir remis une grosse enveloppe au maître d’hôtel pour le remercier, alors qu’il ne s’était aucunement occupé de moi pendant tout le voyage, mes parents me récupérèrent et m’emmenèrent chez eux, c’est-à-dire dans ma nouvelle maison.

C’était une nouvelle demeure, un grand appartement au coin de la rue Cardinal Mercier et de l’avenue Joffre, en face du Cathay Théâtre, au-dessus du plus important des nombreux magasins que mon père possédait. Ce n’était plus la belle maison de la route Sieyès, le séjour de ma mère, le mien et celui de mon frère aîné - Georges était toujours en France chez les Raffault - étaient sûrement la cause de ce changement de domicile. La naturalisation de mon père avait coûté sûrement beaucoup d’argent. . Ses affaires restaient cependant toujours aussi florissantes.

Je découvrais mon père. Âgé de cinquante-trois ans, de taille moyenne, le front dégarni, une couronne blanche autour de la tête. il était bien bâti, sa large poitrine donnait de lui une impression de force. Les quelques années que j’allais vivre avec lui n’allaient pas m’apporter grand-chose ; il travaillait beaucoup et je ne le voyais pas souvent. Il était, non pas distant, mais très réservé, parlait peu. J’ai compris beaucoup plus tard les raisons de son comportement. Un mal secret le rongeait…

Bien que nos contacts étaient peu fréquents j’ai obtenu par ma mère suffisamment de renseignements sur sa vie. Une vie riche en événements extraordinaires et fabuleux. Mon père a été en effet le témoin d’une longue page de l’histoire contemporaine, de la guerre des Balkans jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Poursuivi par son souvenir, j’eus toujours envie de reconstituer l’histoire de sa vie. Faisant appel à mon imagination pour suppléer les zones d’ombre et les inconnus de son existence, voici l’histoire de : « Mon père, cet inconnu… ».

Jean Chaland

Neuvic, le 24 Février 2006

« Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre.. ».

Boris Vian.

 

 

 

 

Mon père, cet inconnu…

En cette fin d’année 1879, alors que Krikor Tchakalian quitte précipitamment sa boulangerie en courant, la nuit commence à tomber sur la ville d’Erzeroum, envahie d’un froid glacial venu des hautes montagnes environnantes. La rudesse de ce climat importe peu à cet homme de taille moyenne, à la trentaine vive, au visage buriné et orné d’une belle moustache, tout à son empressement. Ici, à près de deux mille mètres d’altitude, la froidure d’un 1er octobre n’étonne personne.

Depuis ce matin Krikor se montre d’une humeur irritable, il a la tête ailleurs et même pétrir la pâte l’insupporte. Un très jeune messager doit venir lui annoncer la nouvelle qui fera de lui le plus heureux des hommes mais le gamin n’est toujours pas arrivé… Le boulanger essaie, sans y parvenir, de penser à son travail, mais ne peut que sursauter et souffler de dépit à chaque entrée d’un client. Déçu de ne point voir celui qu’il attend fébrilement, il retrouve son regard anxieux. Parfois même, il se surprend à parler seul : « Mais que fait-il ce sacré gamin à traîner en route… ».

Loin de toute cette angoisse, le petit Mehmed, un malicieux ottoman de huit ans, attend lui aussi mais reste imperturbable. Faisant fi des soucis des adultes, le gosse sait que rien n’a plus de valeur que la récompense qu’il recevra en échange de ce menu service : une petite brioche dorée et sucrée à souhait.

Il a bien sûr entendu toutes les vilenies que les grands profèrent à propos des Arméniens, toutes ces mauvaises paroles sur ce peuple de « lâches, de voleurs… », mais son voisin n’en est sûrement pas un, puisque c’est un boulanger et qu’il lui donne du pain et quelques douceurs à chaque service rendu.

 

Il se fait tard…

Krikor est au bord de l’implosion. La journée lui a paru longue et l’attente pénible. Assis aux écritures, il s’efforce de remplir consciencieusement son livre de comptes lorsqu’il aperçoit enfin son petit messager. Sans même dire un mot à Beytullah, son aide turc qui répond aux demandes d’une cliente, il délaisse aussitôt son magasin pour se rendre sans tarder sur les lieux de l’heureux événement.

Son envie d’arriver au plus vite est freinée par la raison et un instinct de survie qui lui intiment l’ordre de ne surtout pas bousculer, ni même effleurer malencontreusement un « turban blanc », à la sensibilité épidermique exacerbée depuis que l’empire ottoman prend l’eau de toutes parts. Soldats ou habitants turcs, tous deviennent de plus en plus irritables et n’ont de cesse de réprimer durement la population arménienne.

Alors Krikor se doit de rester prudent, même si en ce jour si important, il aimerait culbuter ces gens en pleine discussion, ces femmes hésitantes devant un étal, et surtout ce conducteur qui bloque la grande rue marchande avec son attelage et entrave sa progression. Bien qu’il vitupère intérieurement, il essaie de ne pas se départir de ses habitudes courtoises, de ne pas tomber dans le piège qui mène à la correction sauvage, ce qui est arrivé à son ami Serop qui en a perdu la vie. Son allégresse se ternit un instant à l’évocation fulgurante de ce dramatique accident. Il s’en souvient très bien de cette algarade, résultat d’un simple mauvais pas qui fit trébucher Serop contre un groupe de

« turbans blancs », déclenchant alors la bastonnade meurtrière. Plus l’homme se défendait, plus il argumentait de sa bonne foi sans y parvenir, plus les coups redoublaient de la part de ces soldats aux regards haineux. Quelques compatriotes, très minoritaires en nombre dans la foule et venus à son secours, furent tenus en respect par des armes sorties

de leur fourreau. Krikor appartenait à ce groupe impuissant qui ne put que subir avec passivité ce lynchage en règle.

Tandis que Serop agonisait dans une mare de sang, la fureur retomba et le plus gradé des agresseurs s’approcha de l’attroupement d’Arméniens, reconnaissables à leurs turbans bleus aux raies blanches ou rouges. Plein de morgue et fort de sa puissance, il hurla : « Vous auriez dû tous partir l’année dernière avec les troupes russes comme la plupart de vos chiens de frères ! On ne veut plus de vous ici, vous n’êtes que des espions, des traîtres… ».

Atterrés, nous avions ramené Serop chez lui, peinant sous le poids du corps inerte de cet homme à la corpulence impressionnante. Quelle sensation de désespoir à notre arrivée quand sa femme et ses enfants reçurent la macabre visite ! Sans commentaire, sinon nos dérisoires paroles de réconfort, nous laissâmes un nouveau logis de notable endeuillé, avec la certitude que ce crime avait été programmé. Ce meurtre allongeait la liste déjà conséquente des disparitions d’hommes politiques engagés, relais actifs de la diaspora qui œuvrait auprès des grandes puissances pour l’indépendance de l’Arménie.

Nous venions de perdre un tribun remarquable qui nous avait fait rêver lors de réunions privées au fond de son entrepôt de cuir et de tapis, bien à l’abri d’oreilles indiscrètes. De sa voix puissante, Serop commentait avec fougue les événements survenus dans le monde ottoman en déconfiture, comme la récente déroute de l’armée turque. Partie réprimer la révolte des populations chrétiennes de Bulgarie voulant l’indépendance, elle s’était faite malmener par l’intervention de la Russie, qui la tailla en pièces en moins d’un an : « Vous verrez, mes amis, que notre liberté viendra avec nos frères russes… ». Il ne se trompait pas, car la Russie, entrée en guerre1, profita de cette aubaine pour marcher sur la capitale de l’empire ottoman pris en tenaille par les armées tsaristes venues du Caucase. Le rêve s’était transformé en une réalité palpable lorsqu’aux portes d’Erzeroum étaient arrivées les troupes commandées par le général arméno-russe

Loris-Melikov2. Nous étions fous de joie, d’une liesse indescriptible, pensant qu’elles nous apportaient un vent de liberté sur « le modèle bulgare ». Le sultan Abdul Hamid demanda d’ailleurs sans tarder l’arrêt des hostilités3 lorsque les Russes s’emparèrent de la ville d’Andrinople4, située à deux cents kilomètres de la capitale ottomane.

Serop, toujours lui, obstinément puissant dans des diatribes avec ses collègues notables, crut dur comme fer qu’enfin notre nation serait reconnue, avec l’arrivée des plénipotentiaires à San Stefano, dans la banlieue d’Istanbul.

« Ça y est mes amis, enfin… nous sommes sur le bon chemin de l’indépendance, comme les Bulgares… Ce traité de San Stefano5 instaure une Grande Bulgarie indépendante, du Danube à la mer Égée. Le sultan doit céder aussi au tsar la Dobroudja et une partie de l’Arménie. Avec ces nouvelles amputations, qui suivent l’indépendance de la Grèce et l’autonomie de la Serbie… Oui, je vous le dis, l’empire ottoman est en train de perdre une grande partie de ses dernières colonies d’Europe… ».

Mais il ne savait pas que le tsar Alexandre II avait imposé un protectorat de fait sur les peuples balkaniques et rêvait à une prochaine annexion de Constantinople, la « deuxième Rome », ce qui contrariait l’empereur autrichien François-Joseph Ier, et surtout le Premier ministre britannique Benjamin Disraeli, qui craignait que la Russie n’entravât bientôt la route des Indes et le canal de Suez. Londres menaçait Moscou d’une guerre…

Le chancelier allemand Bismarck saisit alors l’occasion pour se poser en arbitre des relations internationales, proposant l’ouverture d’un congrès. « Mes amis, je viens de recevoir la partie du traité de San Stefano qui nous concerne, nous aurions pu avoir mieux, c’est-à-dire « l’autonomie » mais cela nous a été refusé. En revanche, j’ai le plaisir de vous lire l’article 16 ! Ecoutez, bientôt nous serons libres… car il est stipulé la nécessité de réformes administratives, sous le contrôle de la Russie, puissance occupante, pour garantir la sécurité des Arméniens des provinces orientales… ».

Tous s’accordèrent à penser que ces nouveaux envahisseurs, reçus comme des libérateurs, apporteraient avec eux un vent de liberté et que « le modèle bulgare » leur serait acquis. Mais ce projet, qui ne dura que l’espace d’un printemps, fut mis à mal lors du congrès de Berlin6 de la même année : la Bulgarie était réduite des deux tiers, les Ottomans récupéraient la Roumélie7 et la Bosnie-Herzégovine, tandis que les Russes acceptaient, contre des compensations territoriales, le retrait de leurs troupes d’Anatolie orientale avant même l’application des réformes du traité de San Stefano ; celles-ci étant dévolues désormais à la seule responsabilité de la Sublime Porte.

Ainsi finissait le rêve d’indépendance des provinces orientales de l’Asie Mineure habitées par des Arméniens, avec la naissance, la décennie passée, de mouvements séparatistes qui se radicalisèrent alors. Même si Krikor n’était qu’un acteur involontaire de ce bouleversement historique, toutes ces conséquences perturbaient son quotidien de boulanger si impuissant face aux événements qui le submergeaient. N’étant ni un soldat, ni un rebelle, il essayait tant bien que mal de trouver sa place dans ce chambardement en restant le plus possible dans son royaume de farine, d’eau et de levain…. Sa vaillance et son tour de main attiraient une clientèle nombreuse, à croire que pour apprécier son pain, tout le monde se ressemblait et peu importait alors la couleur du turban.

A l’heure des deux fournées quotidiennes, les différences disparaissaient sur le pas de la porte pour renaître malheureusement à la sortie de la boutique.

Si dans son commerce Krikor était respecté, même par les Ottomans, sorti de son environnement il redevenait un simple Arménien qu’un yatagan pouvait transpercer de part en part. Alors avec une prudence de félin, il cherchait par tous les moyens à éviter tout début de conflit et s’appliquait à contourner les endroits où les risques paraissaient les plus importants.

C’est pour cela qu’agacé par tout cet encombrement, Krikor préféra délaisser la rue principale pour les ruelles adjacentes, chemins de traverse de sa tendre enfance où, avec ses petits camarades, il jouait à courir après le vent pour l’attraper. Aujourd’hui, ces itinéraires tortueux qui n’ont plus de secret pour lui, il pourrait les prendre les yeux fermés tant ils sont ancrés dans ses gènes depuis des lustres, depuis que ses lointains ancêtres se sont arrêtés dans cette ville arménienne posée au milieu de nulle part, sur ce plateau anatolien. Comme lui, ils commerçaient dans cette ancienne cité caravanière, austère, bâtie de pierres sombres, située entre l’Anatolie, la Perse et les ports de la mer Noire, ce qui expliquait son importance commerciale et stratégique.

Erzeroum, glorieuse capitale de l’Arménie des temps anciens, était encore en cette fin de siècle, un marché très actif avec ses grands bazars ; une ville artisanale qui se consacrait toujours au travail du cuir, des étoffes et des armes, mais avait perdu de son importance et ne conservait de sa splendeur passée que des vestiges, témoins de son histoire tragique et mouvementée : de belles murailles et de nombreux édifices religieux de toutes confessions.

Essoufflé, Krikor s’arrêta sur les marches du vieux monastère, non loin de la grande mosquée « Ulu Cami », pour respirer un instant avant de repartir avec Mehmed qui, moins de dix minutes auparavant, d’un signe de la tête et d’un large sourire, avait sonné le départ de cette course effrénée.

Dès qu’il eut franchi le pas de la porte, il fut accueilli chaleureusement par la famille et quelques voisins heureux et fiers de la naissance du premier enfant de la maison. Le bébé était là, endormi près de sa mère alitée.

« C’est un garçon, mon mari, je te présente ton fils Bédros ! »

A peine eut-elle tendu l’enfant à son père qu’elle se mit à sangloter.

« Ne sois pas triste Maroussia, tu as mis au monde un très beau garçon, que veux-tu de plus ? »

Il s’était approché de sa femme pour la cajoler, mais ses attentions chaleureuses n’arrivaient pas à calmer les pleurs de la jeune mère.

« Oui je sais, mais comment ne pas être triste quand notre pays est en guerre, que le peuple Arménien est si maltraité ?

― Calme-toi ma douce Maroussia, c’est un grand jour aujourd’hui… Nous sommes encore vivants et robustes, un Arménien sait ce qu’il doit endurer avec l’espoir de lendemains prometteurs. Faire des enfants, c’est aussi résister ! Lui, peut-être, verra notre pays devenir une Nation… Ou alors il partira comme bon nombre de nos frères, à l’étranger… »

Dépassée par tous ces événements, la famille Tchakalian essaya de se fondre dans cette société ottomane, de plus en plus répressive, sans y parvenir. Impossible de rester neutre, de s’adonner au commerce en gardant des œillères, l’insécurité était grande et les campagnes livrées aux pillards kurdes ou tcherkesses. Aucune force de police ou régiment de l’armée ottomane n’entravait ces perpétuelles agressions, ces pillages suivis de viols et de massacres de la population arménienne. Personne ne semblait s’intéresser à ce désastre humanitaire que dénonçaient des patriarches, les pétitions des villageois, les rapports de quelques diplomates étrangers, qui restaient, hélas ! lettre morte à la Sublime Porte. A croire que le sultan Abdul Hamid souhaitait et attendait le chaos pour mettre de l’ordre dans son pays, devenu une poudrière depuis le retrait des Russes et la redistribution des cartes géopolitiques des nations.

Lassés et découragés par tant de désinvolture et d’atrocités, des comités d’autodéfense, bien qu’interdits, s’organisaient pour s’opposer à cette volonté délibérée de détruire le peuple arménien. Tout allait à vau-l’eau… Le quotidien, même à Erzeroum, s’alourdissait d’une mauvaise relation avec les Turcs de la ville, hormis avec ceux qui commerçaient. Eux aussi étaient touchés par les effets néfastes d’une pression fiscale de plus en plus insupportable,

d’une corruption de plus en plus instituée à tous les échelons, et par les méfaits de ces bandes armées qui attaquaient les convois de marchandises.

Mais Krikor gardait l’espoir que bientôt tout s’améliorerait, que le pouvoir central accorderait ce que son peuple attendait : une autonomie tant économique que religieuse dans les vilayets8 arméniens. En fervent chrétien, il croyait à son idéal humaniste, que la raison ferait loi face aux intérêts du seul Islam, alors que cheminaient allègrement l’idée d’extermination du peuple arménien et la volonté d’éradiquer du territoire la Croix pour le Croissant rayonnant.

Si ses convictions religieuses le soutenaient dans son idéal, il commençait pourtant à douter du bien-fondé de sa non-violence affichée, alors que certains de ses frères prônaient la lutte armée, plusieurs même étaient entrés en dissidence dans les montagnes. Pour ces derniers, mieux valait faire parler la poudre plutôt que les diplomates et accepter le sacrifice total pour la « Sainte Cause ». Sans coup d’éclat pour alerter les grandes puissances, plus occupées à gérer en priorité leurs propres intérêts coloniaux, ils seraient alors oubliés.

Ainsi, au fur et à mesure des années, ces Arméniens réfugiés dans leurs montagnes devenaient sûrs de dominer, comme du haut d’un puissant bastion, les défilés et les plaines où s’avançait le chemin de fer de Bagdad. Car le massif arménien, précédé par les montagnes du Zeïtoun et les crêtes de l’Amanus et du Taurus, commandait les passages difficiles par lesquels le commerce et les armées étaient obligés de passer pour descendre des plateaux anatoliens vers la Syrie et les vallées du Tigre et de l’Euphrate…

L’éveil d’une conscience nationale et politique par la propagande atteignit bien Krikor, comme nombre de ses compatriotes, sans pour autant le convaincre de prendre les armes.

Il préféra parier sur le bon sens commun, disant que l’insécurité et la guerre étaient mauvaises alliées du commerce dont le pays avait tant besoin pour se refaire une santé financière, et que, bientôt, reviendrait la réconciliation…

Confiné dans son espoir démesuré, Krikor essayait donc d’oublier tous ces conflits. Son couple, tout à la joie de l’arrivée du premier enfant, continuait tant bien que mal à vivre et côtoyer les voisins ottomans. Avec eux, mitoyens de leur logis, par chance, rien n’avait changé : ni incivilité à dénoncer, ni récrimination à relever. Ils restaient respectueux de l’intégrité d’autrui et chacun vivait sa foi dans la reconnaissance de l’autre, n’oubliant pas, aux moments forts de leurs religions respectives, d’échanger des présents et partager un repas en commun.

Dans ces moments de communion polie, tous faisaient abstraction de la politique et des événements tragiques, afin que la discorde n’entamât pas leurs bonnes relations. Parfois, autour de la table, les silences devenaient pesants, surtout lorsqu’un père de famille usait de son autorité envers un de ses membres qui s’était laissé aller à un début de discussion politisée en présence d’invités de confession différente. Si Krikor gardait l’espoir que le conflit cesserait bientôt, il se laissait gagner par le doute au gré des informations de plus en plus alarmantes venues de son Eglise, des membres de sa communauté en relation avec la diaspora active. Quitter son pays, il ne le souhaitait pas, sa vie était ici. En revanche, pour en avoir longuement parlé avec Maroussia, son enfant et ceux qui viendraient de leur lit devraient impérativement recevoir une bonne éducation ! Cela serait aussi bénéfique pour le commerce que pour émigrer vers la liberté, le jour où vraiment, comme le prédisaient certains, la situation se dégraderait irrémédiablement.

Aussi, dès l’âge requis, le petit Bédros fut inscrit à l’Ecole Chrétienne.

La pression parentale pesait sur ses épaules : « Bédros, mon petit, il faut que tu apprennes… il faut que tu travailles beaucoup pour réussir dans la vie… ». L’enfant, troublé par la volonté des siens et son impossibilité à assimiler tout ce qu’on lui demandait, fut comme bloqué dans sa petite tête.

Il traînait les pieds lorsque sa mère l’amenait chez les frères, il pleurait beaucoup, jusqu’à ce qu’un des enseignants réussisse à le libérer. Alors, comme par enchantement, tout lui devint facile et sa faculté d’emmagasiner le savoir et la connaissance fit la fierté de ses parents. Pourtant il n’était pas le meilleur de sa classe, peut-être parce qu’il rêvait un peu trop, au point d’en oublier parfois son travail d’écolier. Tout lui était bon pour s’évader.

Il aimait aller dans les rues à la rencontre des gens au physique si différent des autochtones, des marchands aux habits et aux dialectes étrangement beaux. Souvent, il restait là à écouter cette nouvelle musicalité verbale et, à force d’entendre ces sons étrangers, le mécanisme du bilinguisme faisait son travail de décodage et d’enregistrement. Ainsi, il arrivait à suivre les conversations dans des langages les plus divers.

Toujours prêt à rendre service, Bédros, sans même qu’on l’y ait convié, s’insérait donc dans les discussions, servant d’interprète balbutiant, ce qui ravissait les deux parties, souvent des commerçants, acheteurs ou vendeurs. Par sa spontanéité et sa bonne frimousse d’enfant espiègle, Bédros recevait pour cette contribution des piécettes qu’il s’empressait d’offrir à sa mère, toute heureuse que son petit se montrât aussi débrouillard.

Puis l’enfant continuait ses pérégrinations de perroquet vorace de nouveaux mots à cueillir de-ci de-là, au cours de ses échappées empreintes de curiosité.

Son esprit aussi volatil que l’éther, allait plus loin que les montagnes environnantes, baragouinant dans ses jeux solitaires un mélange des phonèmes captés, un espéranto personnel appris seulement en écoutant. Ses copains riaient d’entendre ce charabia incompréhensible qui se révélera plus tard fort utile lors de ses lointains voyages. Mais pour le moment, le petit Bédros amusait ses camarades par les récits épiques de terres que même l’horizon n’avait pas rencontrées.

C’était toujours là-bas, aux confins de l’infini, que son imagination puisait la matière à rêver, comme ce jour où le frère Paul de l’Ecole Chrétienne l’avait enchanté en lui montrant de belles images.

Après une leçon de catéchisme, alors que la douzaine d’adolescents allait quitter le religieux, ce dernier les retint : « Je vais vous montrer quelque chose d’extraordinaire, une preuve que Dieu existe… ». Les enfants, bouche bée, firent silence tandis que ce fin lettré ouvrait un livre, tout en parlant par instants la langue de France, dont il était originaire.

« Mes enfants, Dieu existe, car sans lui, l’Homme n’aurait jamais pu réaliser cela… »

Aussitôt des clameurs s’échappèrent des lèvres des élèves stupéfaits à la vue de la reproduction présentée.

« Voici la Tour Eiffel… Elle est faite d’un assemblage d’acier avec plus de deux millions de rivets et pèse plus de sept mille tonnes. Vous voyez là un triomphe technique… »

Bien sûr tout ce chapelet explicatif, trop complexe pour ces gamins de dix ou onze ans, s’oublia vite, seule importait cette forme posée sur quatre pieds et montant fièrement vers le ciel.

Avec ses trois cents mètres de hauteur, impossible de trouver une chose comparable à Erzeroum : ce n’était ni un clocher, ni une mosquée, ni un mât de bateau, ni une montagne…

«  Frère Paul, à quoi sert-elle la Tour Eiffel ? » demanda Bédros.

L’érudit expliqua qu’elle avait été créée seulement pour montrer l’évolution des techniques, la solidité d’un matériau, après l’Exposition universelle, elle serait donc rasée car inutile. Il annonça rapidement qu’elle avait été construite pour la célébration officielle du centenaire de la Révolution Française de 1789, puis tourna une nouvelle page qui révéla une invention encore plus fabuleuse : la Fée Electricité.

« Imaginez les enfants, le jour en pleine nuit… C’est comme si chacun avait pris le soleil chez lui, l’avait enfermé dans une boîte transparente comme l’eau claire…Finie l’ombre qui fait peur, fini de s’éclairer avec une bougie, quelque lampe à pétrole ou à combustion d’huile… Paraît-il qu’avec la Fée Electricité on pourrait éclairer toute une ville, faire rouler des véhicules sans atteler un âne, un cheval… Un miracle, mes enfants…

― C’est où ? Où l’on fait ces miracles, frère Paul ? l’interrompit Bédros, stupéfait.

― C’est en France, à Paris, la ville lumière. Regardez maintenant cette photographie… »

Les rires fusèrent à la vue de gens au teint jaunâtre dont les yeux semblaient étirés au point d’en cacher les pupilles, portant sur leur tête de curieux chapeaux coniques en paille.

« Ce sont des paysans chinois qui travaillent dans des rizières. La Chine est un pays immense aux noms magiques… Ecoutez les enfants : Pékin, Canton, Hongkong, Fuzhou, Wenzhou, Shanghai… »

Au fur et à mesure que frère Paul égrenait les noms de ces villes, un brouhaha dû à la surexcitation s’éleva, au point qu’il fut obligé d’interrompre l’énumération de tous ces noms à l’étrange musicalité. Les gamins, pliés en deux, communiaient ensemble dans une allégresse festive de rires infinis qui leur faisaient mal au ventre. Tous en redemandaient tant les sons entendus les amusaient, même Bédros se plaisait à répéter « Shanghai, Shanghai… ».

Soûlés par tant de magnificences, les gamins rentrèrent chez eux. Bédros s’empressa d’en informer son père qui préparait le levain pour le travail du pain de la nuit. Ce dernier ne crut pas à toutes ces histoires, ne pouvant comprendre toutes ces nouveautés si éloignées de son quotidien.

« Au lieu de dire des sottises, mon fils, prends le balai et nettoie la pièce… Comment peux-tu prétendre que des hommes ont bâti une tour aussi haute pour la détruire ensuite ? Cela a autant de sens que de capturer le soleil pour éclairer nos nuits… Apprends à faire du pain, ça oui, ça a du sens ! Frère Paul a dû se cogner la tête pour raconter de telles histoires… Dépêche-toi et n’oublie pas les écritures sur le livre de comptes. Ça oui, mon fils, ça a du sens !… »

Bédros, toujours aussi appliqué, oublia vite cette petite récrimination de la part d’un père qui, comme sa mère, n’avait qu’Erzeroum comme horizon et un environnement pauvre en nouveautés depuis l’aggravation d’un conflit sans fin. Si auparavant la richesse de la ville attirait des caravanes marchandes et des commerçants cosmopolites, drainant avec eux les informations venues des autres mondes, le cliquetis des armes et les massacres avaient tout arrêté. Seule la frayeur liée à la terreur environnante entretenait les conversations…

 

Alors que le foyer s’enrichissait de deux garçons, Hagop et Boghos, les exactions

faisaient toujours l’actualité dans le pays. Le sultan Abdul Hamid profitait habilement de la rivalité anglo-russe pour oublier l’application des termes du traité, ce qui entraîna des manifestations politiques d’Arméniens à Constantinople9, et quelques insurrections paysannes anti-fiscales et anti-kurdes à Sassoun10 et Zeïtoun11. Toutes furent réprimées par la force avec les premiers massacres systématiques, à grande échelle, signant le début d’un processus génocidaire. Le sultan profita des dissensions qui divisaient les Occidentaux sur la question balkanique pour favoriser, sans plus tarder, l’installation des tribus kurdes dans la partie orientale de l’Anatolie, habitée depuis toujours par les Arméniens.

Les Kurdes avaient comme « mission » de se débarrasser des Arméniens. Ils ne se doutaient pas que quelques décennies plus tard, ils connaîtraient la même tragédie que celle du peuple sans patrie qu’ils opprimaient. Ils seront encore et toujours, un siècle plus tard, dans le même désarroi que leurs propres victimes !

A force de fermer les yeux sur tous les brigandages et extorsions des « pillards-tueurs », le pouvoir laissait le désespoir s’installer dans le pays des pères de Krikor, lequel devait se rendre à l’évidence : l’habitude de côtoyer les Ottomans, depuis de nombreuses générations, ne suffirait pas à surmonter ces violences d’un autre temps. Trop de rumeurs de massacres arrivaient à ses oreilles l’empêchant, même dans ses prières quotidiennes, d’espérer désormais un lendemain meilleur car, Dieu aussi, restait sourd à sa supplique, celle de rendre un brin d’humanité au sultan qui opprimait les Arméniens.

Plus il priait, moins il voyait s’éclaircir l’horizon plus que menaçant en ce début d’année 1896. Souvent, le vent glacé apportait une odeur âcre de fumées d’incendies et de corps calcinés, qui ne faisait que confirmer les lamentations des réfugiés venus se terrer dans la grande ville. Par flux constants arrivaient des villageois et des paysans dépossédés de tout, aux regards empreints d’une frayeur palpable. Avec le plus souvent comme seul bagage un baluchon bien maigre, mal chaussés sur un sol enneigé, ils se laissaient fouetter par le froid, n’espérant plus rien, sinon un miracle de ce Dieu qui semblait les avoir abandonnés.

Quand leur bouche avait encore la force de s’ouvrir pour parler, leurs récits, plus ou moins confus, relataient les atrocités qu’avaient subies des femmes, des enfants, des hommes, tous torturés et souvent violés avant de trouver la mort. Tout n’était plus que barbarie, ignominie de la part de ces monstres qui, pour terroriser encore plus, laissaient volontiers s’échapper une de leurs victimes, afin qu’elle puisse raconter les crimes dont ils étaient capables. Les villages et les campagnes se vidaient, encombrant les chemins de l’exode de pauvres gens, alors que derrière leur dos sur la ligne de l’horizon, la fumée de leurs écoles, leurs églises et leurs maisons, signait l’avancée des barbares kurdes.

Avec ces déplacements de population, le vol des récoltes, la ruine et la famine menaçaient les survivants arrivés à Erzeroum avec l’hiver. Si les premiers trouvèrent un toit, les autres durent se contenter d’une simple toile en guise d’habitation. Ils se regroupaient maintenant, pour la plupart, à l’entrée de la ville ou sous les arcades du grand marché, à la recherche d’un endroit abrité du froid pour poser leurs carcasses criant misère.

Nourrir ces nouveaux arrivants n’avait posé au début aucun problème, mais leur afflux généra des difficultés avec parfois des larcins et des vols car le ravitaillement commençait, lui aussi, à se faire rare. Fini de rencontrer dans les rues la foule se pressant pour les emplettes ou perdant son temps dans des palabres et discussions sans fin ; les marchands nomades, les négociants d’Istanbul ou d’ailleurs ne venaient plus à Erzeroum. La ville était abandonnée, sans défense, car les soldats et les policiers ottomans étaient depuis longtemps partis avec les plus lucides des citadins, non comme Krikor qui avait préféré rester sur place avec sa famille.

Depuis quelques jours, tous ses moments de repos étaient contrariés par de mauvais pressentiments et remords. Il aurait dû faire comme bien d’autres, au tout début de ces attaques sur son peuple, prendre la route de la Russie pour une autre vie meilleure… Peu importe l’endroit ou le pays, un boulanger de métier trouvera toujours du travail, ou même un commerce si son pain est bon… Maintenant que les routes sont peu sûres, il n’a plus d’espoir et ne peut qu’attendre ces fous sanguinaires qui s’en prendront à sa ville, à sa famille, à lui-même. Alors il prie….

Le fervent chrétien n’a plus le moral. Une morosité de circonstance s’est installée dans le foyer. Impossible de fermer les yeux devant le désespoir des réfugiés, de faire la sourde oreille à toutes les rumeurs devenues faits avérés à force de se répéter de bouche en bouche. Krikor ne sait plus que faire, les nouvelles le tourmentent au point d’en perdre l’appétit, ce qui angoisse Maroussia qui ne l’a jamais vu aussi désemparé.

Son côté mystérieux que nul, pas même sa femme, n’a voulu percer de peur qu’une violente colère ne vienne en réponse, inquiète toute la maisonnée en cette fin de semaine de l’Epiphanie. Le maître de maison est là, comme à son habitude en bout de table, mais il murmure ce soir des choses inaudibles.

Alors que ses trois fils mangent leur soupe, Krikor, de coutume mesuré et courtois, tape du poing sur la table :

« Ce ne sont que des chiens d’infidèles…

― Pourquoi dis-tu cela mon mari ? » balbutia Maroussia.

« Il y a peu de temps, à Ourfa, le 25 décembre, trois mille de nos frères ont été brûlés vifs et la cathédrale incendiée… C’est un acte monstrueux ! Le sultan … n’est pas un homme, c’est un sauvage… Il a laissé le gouvernement turc envoyer des émissaires dans les provinces afin d’inciter les musulmans à se méfier, nous accusant de conspiration avec la Russie. Ce n’est pas tout Maroussia, on m’a dit que ceux de nos frères qui ont osé manifester pour réclamer une baisse des impôts, la liberté de culte ou d’enseignement, ont péri dans le sang… »

Personne n’osa manifester une quelconque opinion tant le visage paternel, devenu livide, témoignait d’une haine tout à fait inhabituelle.

« Oui, ce sont des chiens d’infidèles. Qu’ils aillent mourir en enfer, avec le sultan qui ne fait rien pour nous aider… »

Bédros et ses deux jeunes frères, sagement assis sur le même banc, écoutaient avec stupéfaction la voix empreinte de colère de leur père ; jusqu’à ce jour, ce dernier avait fait l’effort de se montrer modéré devant ses enfants. Jamais il n’avait osé se manifester ainsi, incitant au contraire les siens au pardon et à la tolérance, lui qui aimait leur répéter l’Evangile de saint Matthieu : « Vous avez appris qu’il a été dit : « Œil pour œil et dent pour dent » Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant :

au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre… ».

Maroussia qui avait entendu des bruits au-dehors, s’était précipitée pour en connaître la provenance avant de revenir, toute tremblante.

« Krikor, Krikor, j’ai entendu des cris d’appel au secours venus de l’entrée de la ville ainsi que des bruits de chevaux…

― Des chevaux ?… Sans aucun doute c’est sûrement une de ces bandes de bachi-bouzouks arrivées en début de journée aux abords de la ville qui, à la faveur de la nuit, a dû s’attaquer aux premières habitations du quartier sud !… Bédros, dépêche-toi, va prévenir mon frère… et toi Maroussia descends avec les deux petits à la cave. Je vais voir ce qui se passe et je reviens… »

Couverts de chaudes pelisses, le père et le fils sortirent dans la rue et partirent chacun dans une direction opposée. Bédros, au pas de course,

eut vite fait de rejoindre la maison de l’oncle, au nord de la ville, à la limite des terrains vagues et des champs alentours. Malgré l’heure tardive, l’oncle Antranik se trouvait dans sa petite échoppe, dans l’arrière-cour, terminant quelques ressemelages de brodequins à la lueur d’une faible lampe. L’habitude de ce travail lui permettait presque de le faire les yeux fermés.

« Que se passe-t-il Bédros, quelqu’un de ta famille est-il malade pour que tu sortes par ce froid intense ?…

― Non, Oncle Antranik nous allons tous bien. Je viens t’avertir que les bandits sont arrivés en ville, Père m’envoie te prévenir !…

― Ah !… Je les ai vus depuis les remparts, ce sont les soldats redoutables d’un régiment Kurde de cavalerie, ces cochons d’hamidiyés12 font régner la terreur sur tout notre plateau. Ils ont allumé des feux de camp à quelques jets de pierre. Ils nous savent sans protection… Je savais bien que ces chiens viendraient chercher un os à ronger… »

Sans se presser, à genoux comme pour faire une prière, avec un bout de fer, l’oncle se mit à racler la terre sur un rectangle d’un mètre carré. En moins d’une minute un anneau apparut et en le tirant, il ouvrit le couvercle en bois d’un coffre bien enterré.

« Toi, mon oncle, tu es un malin !

― Non mon neveu, je suis prudent et j’espère que tu le seras autant dans ta vie !… »

D’un geste mesuré, Antranik prit soin de ranger ses quelques outils, les quelques cuirs et pointes qui lui restaient, la colle ainsi que deux lampes à huile avec leur réserve… Avec un semblant de balai, il recouvrit sa cachette

avec la terre et la poussière écartées précédemment. Puis prenant affectueusement son jeune neveu par l’épaule, il lui demanda :

« Quel âge as-tu maintenant Bédros ?

― J’aurai dix-sept ans le 1er octobre prochain, mon oncle…

― Ah ! oui, comme le temps passe… Allons !… »

Tous les deux traversèrent la cour sans empressement, surprenant la mère et sa fille Lucie, occupées dans la cuisine à laver la vaisselle. Après un accueil joyeux ponctué d’embrassades et de mots gentils pour Bédros, sa tante s’inquiéta :

« Que fais-tu ici Bédros ?… »

Avant que le jeune homme n’ait pu répondre, son mari l’informa d’une voix grave :

« Olga, cette fois-ci il faut vraiment partir et rejoindre ton cousin Raffi en Russie, dès demain je lui envoie un pli… Bédros est venu nous avertir qu’un groupe de Kurdes est entré dans la ville, j’ai peur pour vos vies. Trop, c’est trop, après il sera trop tard…

― Mais partir maintenant tu n’y penses pas Antranik, il y a trop de neige, comment pourrions-nous voyager ?

― Ne t’inquiète donc pas, je connais quelqu’un qui se fera une joie de me rendre ce service. Tu sais, Serdar, ce marchand de cuir de Trébizonde dont le père est turc et la mère arménienne… A son dernier passage, il m’a répété que si je voulais partir pour la Russie par la mer Noire, il se ferait une joie de nous convoyer. Avec Serdar, pas de problème, il est honnête… »

Bédros écoutait sans rien dire la conversation, s’étonnant en lui-même de la rareté du mobilier de la pièce, comme si des voleurs venaient de tout emporter. Dès le premier regard, il avait remarqué qu’il ne restait que le strict minimum de meubles alors que, son oncle gagnait confortablement sa vie et que lors de sa dernière visite, tout était en place.

Ici, à l’opposé de chez ses parents, la maisonnée s’était déjà préparée au grand départ.

Les biens les plus précieux, faciles à transporter étaient enfouis dans des sacs, les autres avaient été négociés, car il était plus aisé de partir avec des billets ou de l’or que de s’encombrer d’un lourd fatras. La vie était le bien indispensable à préserver et l’oncle Antranik savait, étant donné la tournure des événements, que sa décision serait désormais irrévocable. Il fallait quitter le pays devenu invivable, gagner la Russie où un lointain cousin, installé depuis longtemps au pied des monts de l’Oural, le recevrait avec sa famille à Ekaterinbourg, où vivait déjà une importante communauté arménienne dans laquelle il pourrait se fondre et reconstruire son foyer.

« Tu viens avec nous Bédros ?

― Où mon oncle ?

― Nous allons passer la nuit pas très loin d’ici, hors de l’enceinte, c’est plus sûr, même s’il y a de la neige… »

Bédros, pensant à sa famille, hésita avant de répondre. Alors qu’il s’apprêtait à refuser, Lucie le prit par la main pour l’inciter à les suivre.

« Allez viens avec nous, ne fait pas l’enfant !… »

Surpris par le contact de sa cousine il ne put qu’accepter, alors qu’Antranik et sa femme avaient déjà pris la direction du petit bois voisin, où l’oncle s’était prudemment aménagé une cachette rudimentaire, un semblant de grotte à une centaine de mètres de sa maison. Dans ce trou sombre, assez grand pour recevoir plusieurs personnes, protégé de la vue par des branches d’arbres et fermé de quelques planches, Olga distribua des couvertures. Ils restèrent là, à l’abri, coupés de la ville jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

Si, hier, toute la famille avait fêté les vingt ans de leur fille, avec chants et repas plus copieux que d’ordinaire, aujourd’hui le cœur n’était plus en liesse.

Soucieux, l’oreille aux aguets, les parents de Lucie s’étaient enlacés pour se réchauffer et se réconforter. En silence, ils écoutaient les bruits alarmants provenant de l’autre côté de la ville.

Dans cet abri de fortune, plongé dans la nuit noire, Lucie s’était blottie contre son cousin pour se réchauffer, comme un petit animal recherchant la sécurité. Elle avait posé sa nuque sur son épaule, tandis que son dos ne faisait plus qu’un avec le torse du jeune homme vigoureux qui n’osait plus bouger, tant il éprouvait de plaisir. Une bouffée de bonheur, un bien-être nouveau, le submergea alors que Lucie eut un petit mouvement de hanche qui excita davantage le garçon. Tout le bouleversait, cette odeur, cette chevelure et, surtout, cette chaleur d’une autre intensité, inconnue jusqu’à ce jour.

Lucie n’avait de cesse de bouger comme si elle ne trouvait pas sa place auprès de ce compagnon d’infortune, devenu le doux oreiller de ses rêves les plus fous.

Bédros, agréablement surpris par ce comportement câlin, savourait ce corps chaud contre le sien qui le faisait trembler et frissonner de désir. Glissant son bras sous la couverture, il saisit Lucie en l’enserrant par la taille pour la plaquer encore plus contre lui. Ce geste de possession ne trouva aucun refus, bien au contraire. La respiration de Lucie devint plus haletante. Bédros gagné par l’émotion dont il était la cause, éprouvait lui aussi un grand et même trouble. Enfouissant son visage dans la chevelure parfumée de Lucie, le cœur battant à tout rompre, il lui caressa doucement la nuque et les épaules puis…

A l’écart du regard des parents, bien au chaud, les deux jeunes gens s’endormirent…

Au matin, Antranik réveilla Bédros et sa fille, nul bruit n’arrivait à leurs oreilles, tout semblait endormi sous l’épaisse couche de neige tombée durant la nuit.

« Retourne chez toi, Bédros, ta mère doit se faire du souci… Dis à ton père que cette fois-ci, j’ai décidé de quitter le pays… »

Bédros toujours aussi vif, au pas de course, laissa derrière lui ses hôtes, emportant dans son esprit les douces sensations du voluptueux contact avec sa cousine. Il vivait aussi l’événement comme une victoire, la jeune fille qui l’avait jusqu’à présent toujours repoussé, avait trouvé du plaisir à se laisser caresser…

Bédros pénétra dans la ville avec prudence, sans percevoir un quelconque danger ni aucune trace de vandalisme. Les Kurdes, que la neige avait dû refroidir dans leur vilaine quête, s’étaient repliés dans l’attente d’un ciel plus clément. Seules quelques maisons avaient été fouillées par ces pillards, armés de « palaches » et d’énormes coutelas.

Toute la famille Tchakalian était réunie autour de la table commune lorsque le fils poussa la porte d’entrée : ils déjeunaient. Son arrivée fut accueillie avec joie et soulagement, suivie de longues et affectueuses embrassades. Ils s’étaient beaucoup inquiétés.

« Alors, mon fils, que s’est-il passé ? » s’écria Krikor.

« Rien de bien grave… Nous avons passé toute la nuit dans le petit bois, dans une cachette aménagée…

― Vous n’avez pas eu froid ? » demanda la mère.

Bédros après un instant de silence, balbutia :

« Euh, non !… Tout était prévu dans cette cachette, il y avait des couvertures très chaudes… et… »

Plus il essayait d’expliquer, moins il devenait cohérent ; il trouva alors une diversion de circonstance :

« Au fait, l’oncle Antranik a dit qu’il allait quitter le pays, partir avec tante Olga et Lucie…

― Il a raison, nous devrions en faire autant !… »

La mère, habituellement silencieuse et toujours en retrait des discussions, laissa échapper sa peur de voir sa famille anéantie.

« Nous avons eu de la chance cette nuit ! Ils ne sont pas venus dans notre quartier, mais ils reviendront encore et encore, sans cesse, pour tout nous prendre et nous tuer… »

Elle bégayait et ses yeux laissaient échapper de grosses larmes. La tête dans ses mains, elle venait de s’apercevoir de son audace et tentait maintenant de gommer l’idée qui venait de germer dans son esprit, celle de quitter le pays. Alors, elle s’était rapprochée de son mari encore tout étonné de sa violente réaction et, d’une voix plus soumise, reprit en des termes plus nuancés :

« Ils ne sont pas venus jusqu’à nous, cette fois-ci, mais ils reviendront Krikor… »

Impossible de convaincre cet incorrigible optimiste qui, malgré ses moments de trouble, pensait que les tueries cesseraient un jour, que l’ordre et la sécurité reviendraient comme l’hirondelle au printemps. Krikor était bien à Erzeroum, où il avait ses habitudes, dans cette région de montagnes qui l’avait vu naître. Confortablement installé dans sa surprenante naïveté, il n’en voulait même pas aux Turcs dont il parlait la langue, tout était de la faute de ces Kurdes et de ces bachi-bouzouks assassins, ces bandes d’Ottomans fanatisés, pas celle des gens d’ici…

Parce qu’il faisait le meilleur pain de la ville, ses concitoyens l’estimaient et il en retirait une certaine fierté. Avoir des revenus convenables pour nourrir sa famille et vivre décemment, il n’en demandait pas davantage.

« Aie confiance ma femme ! Si les hommes n’arrivent pas à s’entendre, Dieu viendra à notre secours, la foi pourvoira à notre défense…

― Peut-être, mon mari, mais prudence est mère de sûreté… Krikor, il serait bon que notre aîné prenne le chemin d’un autre destin plutôt que de rester à trembler chaque jour que fait le Bon Dieu… En bonne chrétienne, je ne crains pas la mort, mais je tremble à l’idée de voir tous mes enfants égorgés par ces fous furieux. Puisque tu as décidé que l’on ne partirait pas, tu devrais encourager Bédros à suivre son oncle… Hagop et Boghos sont trop jeunes pour envisager un tel projet… alors…. »

La maisonnée sombra dans un silence pesant que nul ne voulut rompre. En cet instant d’une importance primordiale, le chef de famille devait prendre une décision irrévocable. Krikor regarda ses trois enfants, puis sa femme qui s’était recroquevillée dans un coin de la pièce, tremblant déjà de savoir l’aîné loin de son giron.

« Maroussia, je ne sais que te dire… Je suis partagé entre le désir de le laisser partir et celui de le retenir. Souvent il met la main à la pâte, m’aide à tenir les comptes à l’occasion. C’est notre fils… Alors, je ne sais pas quoi conseiller sinon lui demander de faire lui-même son choix… »

Bédros ne mit pas une demi-seconde avant de réagir.

« Père, je ferai ce que tu voudras. C’est vrai que d’aller avec l’oncle et sa famille en Russie me tenterait beaucoup, j’ai tellement lu sur ce grand pays que j’aimerais le voir de mes yeux…

― Avant de te mettre cette idée en tête, sache que jamais je ne te demanderai de quitter la maison et que si mon frère ne vient pas te demander de le suivre, je serai toujours heureux de t’avoir à mes côtés… »

Bédros, ému par les paroles de son père, vint l’embrasser pour lui témoigner toute l’affection qu’il lui portait sans bien sûr lui dire la vérité sur ses sentiments. Difficile de révéler son rêve d’une nouvelle vie faite d’inconnu et d’aventures avec en plus, la présence de sa cousine, car il gardait en mémoire ces délicieuses heures où elle s’était blottie dans ses bras. Oui, il était amoureux pour la première fois et espérait être du voyage.

Quelques jours plus tard, l’oncle Antranik vint chez son frère pour lui exposer son projet de départ et sa proposition d’emmener Bédros. Il joua sur la corde sensible de Krikor, celle de mettre à l’abri son fils aîné, loin de ses bandes sanguinaires, puis assura qu’une fois installé à Ekaterinbourg, Bédros trouverait du travail.

« Tu vois Krikor, grâce aux qualités que tu as su lui inculquer, ton fils pourra travailler chez Raffi, le cousin de ma femme, boulanger comme toi… Et quand il gagnera sa vie, il pourra vous faire venir… »

Krikor, déjà convaincu par son épouse, ne put refuser sans penser une seule seconde au côté intéressé de l’offre de son frère. Si ce dernier s’embarrassait d’une quatrième personne, c’était aussi pour les connaissances linguistiques de son neveu, qui parlait déjà assez bien le Russe.

Krikor donna donc son accord et quelques piécettes en or pour le futur voyage de son fils…

Alors que les événements s’aggravaient, le voyage projeté avec la famille de l’oncle dut être avancé car les pillards kurdes et autres bachi-bouzouks s’en prenaient maintenant à tout le monde. Les rares commerçants étrangers qui ravitaillaient Erzeroum décidèrent alors de quitter cette région pour emprunter d’autres itinéraires plus sûrs, c’est ce que Serdar, le grossiste en peaux de Trébizonde, était venu dire à son ami.

« Antranik, il est temps de partir, c’est la dernière fois que je m’aventure jusqu’ici, sans la promesse que je t’ai faite il y a quelques mois, je ne serais d’ailleurs pas revenu…

― Mais Serdar, comment veux-tu que je te suive aussi précipitamment ?… Je n’ai toujours pas reçu la réponse de mon cousin Raffi auquel j’ai fait parvenir un pli il y a plus de deux mois… Sans réponse, il m’est impossible d’aller à Ekaterinbourg… Tu te rends compte, c’est très loin d’ici, au pied de l’Oural…

― Mais enfin ! je sais où se trouve cette ville très riche, je sais que c’est la troisième ville de Russie après Moscou et Saint-Pétersbourg. Là-bas on rencontre de nombreux marchands… En m’associant avec un Russe, j’ai fait de bonnes affaires… Encore une fois vois-tu, je connais cette ville pour y être allé plusieurs fois… Si tu veux le savoir, elle a été fondée il y a plus de cent ans par l’empereur Pierre le Grand et appelée Ekaterinbourg en l’honneur de l’impératrice…Que veux-tu savoir de plus ?

― Oui, mais… Je n’ai pas encore la réponse de Raffi… »

Antranik, un peu songeur, regardait Serdar qui commençait à s’énerver en se rendant compte que son ami n’avait pas l’air de comprendre ses raisons et ses craintes.

« Comprends-moi bien Antranik, je suis en train de te dire que je ne reviendrai plus ici. Erzeroum pour moi c’est fini, alors si tu veux toujours partir, c’est pour demain à l’aube… oui ou non ? »

Accablé par le poids de cet avertissement, Antranik s’était assis les coudes posés sur la table, plongeant son visage dans ses mains. Dans sa tête tout s’entrechoquait… Il savait bien qu’un jour il faudrait partir. Il avait d’ailleurs déjà tout prévu. Mais quitter sa terre aussi vite le tourmentait, il n’avait pas envisagé un départ aussi précipité.

« Alors que décides-tu mon ami, tu viens ou tu restes ?… »

Impossible à Antranik de répondre. Il restait pétrifié. Entreprendre un si long voyage, sans la certitude d’être bien accueilli à destination, l’affolait un peu mais il savait aussi qu’ici l’avenir n’offrait plus rien de bon à sa famille. Que faire sinon consentir, accepter d’affronter l’inconnu et faire confiance à la divine Providence.

« Comment veux-tu que je renonce, Serdar ?… Ce que je t’ai demandé un jour, je dois l’accomplir aujourd’hui pour le bien de ma famille, que Dieu nous accompagne dans notre épreuve… D’accord, nous partirons avec toi demain matin !

― C’est bien mon ami, tu es un chef de famille avisé… Tu as pris une sage décision et je t’aiderai à aller jusqu’à Ekaterinbourg… Ce sera un long voyage, mais j’ai tout prévu, mon associé te conduira…

― Combien prendra-t-il d’argent pour nous convoyer ?

― Rien, mon ami, rien !… Où tu veux aller, l’argent ne vaut pas grand-chose sauf, bien sûr, si tu as de l’or. Soit tu paies, soit tu aides… Je crois qu’il serait bon pour toi d’accepter la seconde condition, ainsi vous passerez inaperçus… Là-bas, en Russie, depuis quelque temps, la Police se montre trop curieuse, oui vraiment trop curieuse !… Mais ne t’inquiète pas, tu partiras avec les tiens comme promis et demain, c’est vendredi… C’est bon, le vendredi !

― Pourquoi ?

― C’est le jour de prière pour les musulmans… Même les barbares respectent ce jour-là, alors nous aurons plus de chance de passer sans encombre… »

C’est ainsi que, du jour au lendemain, mon oncle, ma tante, Lucie et moi, nous nous retrouvâmes assis inconfortablement dans le second chariot du convoi, au milieu de marchandises hétéroclites. A l’allure lente de l’attelage, je regardai pour la dernière fois ma ville natale s’effacer de ma vue. J’allais vers un ailleurs inconnu, sous le couvert de l’aventure, tout en suivant ma cousine qui m’avait tant troublé. Sans elle je n’aurais sans doute jamais eu le courage de quitter ceux que j’aimais le plus au monde, mes parents et mes deux frères auxquels je pris soin de cacher ma profonde tristesse. Je me revois encore la tête haute pour que ma détresse n’apparaisse pas. Ce fut dur de leur mentir, de ne pas leur confier ce que je ressentais intérieurement. J’eus beaucoup de mal à résister à la tentation de pleurer lorsque ma mère vint me réveiller pour la dernière fois avec des montagnes de recommandations, de conseils sur tout, me faisant jurer de lui écrire souvent…

Je garde pour toujours le souvenir pathétique de cette femme noyée dans ses pleurs incontrôlés. Elle me serra dans ses bras comme pour retenir cet instant qui bientôt s’évanouirait, la laissant dans la souffrance à la pensée que son aîné disparaisse si loin d’elle.

Puis, elle quitta la chambre, vite envahie par mes deux petits frères, pleurant eux aussi comme si c’était la dernière fois de notre vie que l’on se voyait. Je dus me fâcher pour les mettre dehors, afin de me préparer.

Ils étaient tous à me regarder terminer mon copieux petit-déjeuner lorsque mon père, essoufflé, arriva avec du pain tout chaud.

Lui aussi aurait voulu me parler longuement mais il se contenta de ces mots qui me firent froid dans le dos : « Va en paix mon fils et que Dieu te garde de faire de mauvaises rencontres… ».

C’est le cœur gros que je quittai le foyer de mes jeunes années, sans jamais me retourner, un simple sac sur l’épaule. Je n’eus pas la force de regarder ces visages tristes qui sûrement me suivirent jusqu’au lieu du départ, où les autres voyageurs m’attendaient.

J’eus à peine le temps de sauter dans la charrette bâchée que les deux attelages s’ébranlèrent, alors que tout mon environnement familier disparaissait progressivement de ma vue. Le cœur serré, j’abandonnai mon pays sans me douter que je ne le reverrais plus jamais. Seuls m’accompagnèrent dans ce départ un ciel bleu sans nuage et le vent glacial venu des cimes. Nous prîmes place dans le convoi et quittâmes au petit matin Erzeroum, pour nous rendre à Trébizonde avec un maigre bagage et faire croire ainsi que nous ne partions que pour quelques jours.

Tous les quatre donc, mon oncle, ma tante, ma cousine et moi, étions réunis dans le même véhicule, assis tant bien que mal sur des sacs de peaux à l’odeur très prononcée.

A chaque nid de poule sur ces routes mal entretenues, tout sursautait et nous étions ballottés, secoués à en perdre l’équilibre.

Seule Lucie trouvait cela amusant car elle en profitait pour tomber à chaque fois dans mes bras. Elle se relevait bien vite avec un large et malicieux sourire tandis que sa mère observait d’un œil réprobateur le curieux jeu de sa fille.

La sentence ne se fit pas attendre : à la première halte, mon oncle me pria sans ménagement de m’installer à l’avant avec le conducteur.

Je me retrouvai frigorifié, prenant de face un vent sec et glacial, mais profitant davantage du beau spectacle de mon pays, avec ses étendues neigeuses jusqu’à la cime des montagnes. La magnificence d’un tel panorama s’envola hélas ! trop vite, pour laisser la place à une réalité attristante : villages dévastés par le feu avec des carcasses de charrettes calcinées, des bêtes mortes, éventrées, des traces de brigandage. Toutes ces horreurs confirmaient la bonne décision prise par l’oncle de s’exiler.

Malgré l’épaisse couverture, partagée avec le cocher peu bavard, j’avais très froid, je grelottais alors que me revenait le souvenir de la douce chaleur du fournil paternel…

 

Plus nous nous éloignions d’Erzeroum, plus nous rencontrions des charrettes attelées et des gens à pied avec pour seul bagage leur misère se reflétant dans leurs regards d’outre-tombe. A croire que les yeux de ces malheureux avaient vu des monstruosités inqualifiables. Ils étaient pitoyables mais nous ne pouvions pas les aider : Serdar et son employé manifestaient leur impatience à quitter au plus vite cette zone agitée, en stimulant les chevaux de leur fouet. Parfois, les roues passaient si près de ces malheureux qu’ils ne trouvaient leur salut qu’en tombant à la renverse sur une couche de neige sale et boueuse, en hurlant des blasphèmes.

Seul un accident ou un problème mécanique aurait pu contraindre nos conducteurs d’attelages à s’arrêter : ils étaient pressés de fuir ces lieux pour rejoindre avant la nuit la première halte sécurisée… Au fur et à mesure que l’on perdait de l’altitude, apparaissaient de nouveaux paysages, des vallées plus riches, des terres cultivées sans trace de combat. Nous étions arrivés dans une contrée paisible et plus tranquille. Même la nourriture abondait dans l’auberge où nous logeâmes la deuxième nuit. La grande salle commune, chauffée avec d’énormes bûches dans l’âtre, résonnait de paroles fortes et de rires de gens joyeux : la vodka se consommait ici sans retenue.

Dans moins d’une demi-journée nous allions quitter l’espace ottoman pour rejoindre la province de Kars et la partie de la côte sud de la mer Noire. Trébizonde, se trouvait maintenant sous influence russe depuis le traité de Berlin13.

Mon oncle et sa famille purent se reposer dans une chambre, quant à moi, je dus rejoindre le cocher dans la grange, près des chevaux. Cet homme, toujours aussi peu causant ne communiquait qu’avec le goulot de sa bouteille de vodka. Fin soûl, il entama un ronflement assourdissant qui m’empêcha de m’endormir rapidement sur ma couche de paille alors que ce voyage m’avait assommé de fatigue.

Réveillé avec l’aube, après une soupe épaisse bien chaude, nous reprîmes notre chemin et passâmes sans problème tous les contrôles. Serdar, bien au fait des mauvaises habitudes des soldats, avait su glisser dans la bonne main des bakchichs, inévitables et convenus pour que l’on ne fouille pas son chargement - certaines marchandises n’étaient pas déclarées - mais aussi pour que l’on ne s’intéresse pas à nous. Nous reprîmes au rythme des chevaux notre voyage que je trouvai de plus en plus intéressant, oubliant presque mes hauts plateaux avec la perception d’odeurs nouvelles provenant de la mer toute proche. Elles annonçaient un pays plus verdoyant, à l’apparence hospitalière dès que nous laissâmes la chaîne Pontique derrière nous.

Mais l’atmosphère s’alourdissait d’un ciel gris, paraissant toucher cette terre balayée d’un vent cinglant chargé de ce surprenant air marin.

Puis vint la purée de pois, une nappe épaisse d’un brouillard pénétrant nos habits d’une humidité désagréable et glaciale qui n’entama pas ma hâte d’atteindre cette fameuse mer Noire. Il me revenait en mémoire les cours de frère Paul nous expliquant que «  La mer Noire fut nommée avec dérision

par les Grecs, le Pont-Euxin, c’est-à-dire la « mer hospitalière » puis appelée mer Noire par les Tartares ».

Je ne me souviens pas de la raison de cette dernière appellation. Frère Paul pensait qu’elle était due aux forêts sombres qui recouvrent ses côtes, ou bien à la couleur des eaux reflétant les nuages noirs qui flottent presque en permanence au-dessus d’elle…

Depuis toujours, lorsque l’on me parlait de mer, je n’avais qu’une envie : voir de près ces voiliers, tous ces bateaux de formes et de tailles différentes pour voguer vers l’horizon et découvrir ce qui se cache derrière… J’avais appris que certains navires fonctionnaient à la vapeur, j’en étais tout émerveillé. Chaque jour m’apportait une nouvelle découverte.

Par chance, le ciel s’était éclairci vers midi, dévoilant soudain une triste contrée.

La voie menant au port de Trébizonde s’encombrait de véhicules, au pas des mulets de lourds chargements avançaient vers la ville commerçante, construite sur un relief accidenté de collines et de grands ravins, dont les faubourgs grouillaient déjà d’une foule très affairée. Les rues étroites et sales se bordaient de maisons à l’apparence peu accueillante et l’atmosphère, étrangement désagréable, faite d’odeurs variées, ne correspondait pas à la vision que Bédros s’était faite d’un port. Il découvrait une ville très différente d’Erzeroum avec une concentration d’individus agités, hurlant pour se faire entendre dans un concert de langues composites, cris d’animaux,

véhicules bruyants et clameurs assourdissantes. Impossible pour Bédros de se concentrer : ses yeux se laissaient attirer par toutes ces nouveautés, par ces hommes et ces femmes en mouvement vêtus d’habits si particuliers.

Tout heureux d’être de retour chez lui, le conducteur de la charrette, peu enclin à la discussion durant ce long voyage, avait changé de comportement dès notre arrivée dans les faubourgs. Son visage émacié et poilu s’était illuminé à la vue des premiers débits de boissons. Ses yeux noirs s’allumaient lorsque nous passions devant certaines enseignes et il s’exclamait : « Là, très bon endroit !… …Et les filles mignonnes, tu vas voir ici, les filles te donnent beaucoup de plaisirs… Y a même des blondes, des Russes, des Géorgiennes… ».

Plus nous nous approchions de la fin du voyage, plus le cocher s’énervait. L’intense circulation du centre-ville, vers les rues du Bazar, le gênait l’obligeant à slalomer sans cesse. Trop de véhicules en tout genre convergeaient vers l’éblouissant marché des Argenteurs et ses venelles pittoresques, très animées et bordées de minuscules échoppes de brocanteurs et vendeurs d’objets traditionnels - en bois, cuir ou cuivre - qui attiraient de nombreux chalands et livreurs…

Après avoir franchi un porche, fermé la nuit d’une lourde porte impressionnante, nous nous arrêtâmes dans une cour intérieure, assez grande pour que puissent manœuvrer quatre attelages. Serdar nous fit descendre des charrettes prises aussitôt d’assaut par une vingtaine d’employés qui se chargèrent de répartir les marchandises dans divers entrepôts.

« Antranik, mon ami, ma route s’arrête ici… s’exclama Serdar. Bientôt, je te présenterai à un collègue qui se chargera de te conduire à Ekaterinbourg, mais viens d’abord manger. Puis un de mes serviteurs te guidera jusqu’à la chambre que je t’ai réservée. Au fait je ne savais pas que tu viendrais avec ton neveu…

― Ne t’inquiète pas Serdar, il se contentera d’une soupente ou d’une simple paillasse… »

Après le repas, derrière un gamin agile, nous fendîmes la foule à toute allure, à croire que notre jeune guide souhaitait nous y perdre. Avec peine nous le suivîmes donc à travers cette ville populeuse et commerçante jusqu’à une auberge, peu reluisante. Se plaindre aurait été contraire aux lois de l’hospitalité et un affront pour celui qui avait fait l’effort de nous trouver un logement en attendant de nous voir embarquer.

Comme prévu, j’eus droit à un genre de paillasse sous l’escalier menant à l’étage où mon oncle, ma tante et Lucie logeaient. Leur chambre, bien que spartiate, offrait cependant une vue fabuleuse sur une partie du port et je pus satisfaire un peu ma curiosité. J’étais attiré vers ces mâts, vers ces beaux navires, à tel point que j’en avais délaissé ma belle Lucie, très fâchée de ne plus être mon centre d’intérêt. Mais comment s’occuper d’autre chose, quand le large, les longs quais et toute cette vie fourmillante s’offrent à quelques encablures de votre regard ? J’aurais été déçu si ma tante n’avait pas prononcé la phrase libératrice : « Bédros, tu peux aller te promener, nous allons nous reposer. A ce soir… ».

Je quittai ma famille en sifflotant, laissant Lucie très contrariée de ne pouvoir venir avec moi à la découverte de ce nouveau monde. Après avoir pris mes repères pour le retour, je me suis laissé aller vers le bas d’où venait une forte odeur de poissons et de marée. Plus je me rapprochais, plus je voyais les mâts tanguer, bercés par la houle, découvrant une multitude de gens tout affairés au déchargement et au chargement de toutes sortes de navires Je remarquai à l’horizon des bateaux de guerre russes au mouillage.

Le vent sec venu du large fouettait ma peau sans pour autant refréner mon envie de m’approcher de ces embarcations, qu’à Erzeroum, je n’avais jamais vues. De partout arrivaient de nombreux véhicules sur ces immenses quais,

s’alignant parfaitement aux emplacements réservés aux différentes destinations. Des fardeaux de tout gabarit, des barriques, des vivres, des agrumes, tout ce qui pouvait être transporté semblait s’être donné rendez-vous ici. J’étais très impressionné et ébloui. Mes yeux ne pouvaient tout voir ni tout apprécier…

Je m’attardai longtemps devant les étalages de poissons dont certains frétillaient encore. Puis plus loin, suivant le flux des gens, je me retrouvai dans une rue bizarre fréquentée par des militaires en vadrouille, rieurs et enjoués de la marine et de l’armée de terre. Devant les portes piétinaient des filles aguichantes, le sourire engageant, avec au-dessus d’elles les enseignes brillantes de cabarets que visitait le cocher. Là, il trouvait un certain plaisir, disait-il, auprès de dames plus ou moins exotiques qui vendaient leurs charmes à coups de roubles.

Les paroles entendues étaient russes, comme ces filles, presque toutes blondes, au décolleté provoquant et barbouillées de maquillage. L’une d’elles, au visage bouffi de graisse, aux seins proéminents, me saisit par un bras et me demanda, en m’embrassant dans le cou, de la suivre ; effrayé, je préférai faire demi-tour afin de rejoindre l’auberge où Lucie m’attendait.

A peine avais-je fait un pas dans la salle commune qu’elle vint m’accueillir, toute curieuse de mes pérégrinations et me bombardant de questions.

« Dis, Bédros, tu m’emmèneras demain avec toi ?

― Bien sûr Lucie, si ton père et ta mère acceptent… Pour moi, ce n’est pas un problème, bien au contraire…

― Non, vous n’irez nulle part demain ! »

La voix de l’oncle brisa l’enthousiasme…

« Papa, laisse-moi aller avec Bédros !

― Non ma fille, demain nous partons avec la marée de six heures… »

Quel beau mot, partir ! Enfin j’allais me rendre compte de ce que pouvaient ressentir les navigateurs et accompagner le vent de l’autre côté, vers un ailleurs différent.

Tant pis pour les richesses de cette ville qui fut la capitale pendant près de deux siècles du dernier empire chrétien d’Occident14. Je ne verrais pas ces vestiges glorieux d’un illustre passé qui avaient surmonté les blessures du temps. Je devais laisser de côté ces merveilleux monuments religieux, ces monastères et ces églises construits sous les empereurs byzantins et cette ville qui, après plus de quatre siècles de domination turque, était restée perpétuellement une ville grecque.

Sans le savoir, Bédros quittait la ville où était née un an plus tôt, dans une grande maison du bord de mer, au sein d’une famille grecque de sept enfants, celle qui deviendrait sa femme quelques années plus tard. Elle se prénommait elle aussi, Lucie.

Avant même le lever du jour, oncle Antranik vint me sortir de mon sommeil, me priant de les rejoindre au plus vite dans la salle commune. A peine les avais-je rejoints pour prendre l’habituelle soupe épaisse accompagnée d’une tranche de pain noir, qu’un colosse m’interpella :

« C’est toi, Bédros ?… »

Sans voix, j’approuvai de la tête :

« Moi c’est Michka, pendant traversée et après, tu aideras moi. C’est le prix pour aller à Ekaterinbourg, ton oncle d’accord… »

S’il s’adressait à l’oncle en turc, avec moi il employait un russe rudimentaire :

« Tiens, voici nouveaux habits, c’est mieux pour toi, tu fais convoyeur maintenant… Mange ! Tu en auras besoin… Piotr Sergueï c’est bien ton nom ?… et puis c’est mieux comme ça … »

Toujours aussi muet, j’enfilai ces effets sans comprendre son langage énigmatique, si ce n’est qu’il existait un accord entre lui et mon oncle me concernant. Lucie me souriait toujours aussi gentiment, tandis que sa mère la surveillait d’un œil attentif et vigilant. J’aurais tant voulu parcourir cette ville avec ma belle cousine, peut-être même l’embrasser

à l’insu des regards indiscrets, mais ainsi va la vie… je partais naviguer le temps d’accoster sur d’autres rivages, portes d’un avenir inconnu à découvrir.

Le petit-déjeuner englouti, nous suivîmes cet homme à l’imposante carrure jusqu’au Màshinèka, un bateau impressionnant. Le capitaine, à la mine inquiète, vint saluer notre guide alors qu’arrivait Serdar avec un lourd chariot. A peine ce dernier eut-il mis le frein à son véhicule que l’équipage et d’autres manœuvres vinrent le décharger ; cela avait l’air d’être urgent.

« Toi aussi, Piotr Sergueï, tu aides… » avait hurlé Michka.

Sans rien objecter, alors que ma famille montait sur le pont… je dus mettre la main à la pâte, pour transporter les marchandises dans un coin de la cale. Mon Dieu, que cela puait le poisson pas frais ! Alors que j’étais revenu à l’air libre pour vomir mon premier repas de la journée, Michka toujours aussi désagréable, me rappela à l’ordre.

« Tu paies pas, alors tu fais travail ! Pas compliqué… Tu descends ou tu montes les caisses… Pas compliqué ! Surtout, pas chercher à savoir… autrement beaucoup me fâcher… »

Je commençai ainsi la traversée avec les marins transportant des marchandises, sans savoir de quelle nature elles étaient. Tout laissait à penser qu’elles étaient illicites car le capitaine méfiant et constamment sur ses gardes, n’avait cessé de scruter les ombres du petit matin afin de détecter si elles n’étaient pas policières, durant la demi-heure nécessaire au transbordement… Serdar parti, vinrent avec le jour d’autres charrettes, d’autres fournitures et ce n’est que vers midi que le bateau prit la mer.

A ma grande déconfiture, durant toute la traversée, je dus rester en sentinelle vigilante auprès de ces produits de contrebande dont l’odeur me donnait la nausée. Je ne vis rien du ciel bas, des oiseaux, des rivages boisés,

de la mer, je ne ressentis que le roulis jusqu’à ce je pose un pied malhabile sur la terre ferme.

Après une très courte escale de nuit à Batoum et la traversée de la mer Noire, nous franchîmes au lever du jour le détroit de Kertch, entrée obligée de la mer d’Azov, avant de découvrir à quelques encablures, en remontant l’embouchure du Don, l’immense port de Rostov, le plus important centre de commerce de la région.

Là, une Russie rigide était habitée par des gens beaucoup moins gais que chez nous, ce qui était peut-être dû à la rigueur du climat.

Depuis le pont, je regardais ces quais assurément aussi grands que ceux de Trébizonde, mais plus structurés.

Tout paraissait géré au cordeau, aussi bien les hommes que les marchandises, tout relevait d’une sorte d’ordre martial. Le visage des autochtones était triste, comme s’ils étaient malheureux de travailler sous un vent glacé. En fait ce vent n’était pas plus glacé qu’à notre point de départ mais l’ambiance le rendait encore plus frigorifiant.

A peine avions-nous accosté que quatre hommes en uniforme, au visage renfrogné, investirent la passerelle pour un contrôle d’identité, vite accompli dès le versement de l’habituel bakchich. Là où mon oncle craignait de se faire refouler ou emprisonner, tout se déroula sans accroc. Puis nous prîmes la route, avec comme au départ, un chariot rempli de ces marchandises interdites, en direction de Volgograd, Samara, Oufa, pour arriver au début de l’automne à Ekaterinbourg.

Nous ne rentrions jamais dans les villes, toujours dans les faubourgs avec des adresses bien précises où Michka était attendu pour mener ses transactions. A chaque halte, je chargeais et déchargeais, sans poser de questions embarrassantes sur ces lourdes caisses mystérieuses

mais mes oreilles captaient de temps à autre des rumeurs de soulèvements, de mutineries, me donnant à penser que des armes ou des munitions étaient cachées à l’intérieur.

Prudence est mère de sûreté, disait ma mère, je me contentai donc de faire en silence le travail demandé.

Dans les tavernes, dans les auberges de nos haltes, je puisais à la source des voyageurs des informations sur notre pays, lesquelles devenaient de plus en plus inquiétantes et je tremblais pour les miens.

Comme le vent qui porte le froid, les tristesses, les misères, les souffrances, les servitudes se retrouvèrent tout le long de mon parcours. En Russie le tsar semblait être aimé de son peuple ; je me rendis vite compte qu’il n’en était rien.

Le développement économique et industriel accompli au détriment du monde rural, s’accompagnait d’un mécontentement général. Les paysans déracinés, devenus pour la plupart ouvriers d’usine, pris en main et encadrés par les premiers bolcheviks et autres mencheviks, organisaient des manifestations hostiles à l’autocratie dominante.

L’idée d’une révolution se propageait, à la faveur des grèves et des jacqueries de cette nouvelle classe prolétarienne brimée et affamée. La situation, en définitive, n’avait rien à envier à celle de mon pays. C’est dans cette ambiance que nous atteignîmes par un beau jour de printemps 1897, Ekaterinbourg, étape ultime de notre long voyage.

L’immense cité populeuse s’entourait dans ses faubourgs de baraquements sordides que desservaient des chemins mal entretenus, menant aux diverses usines et multiples ateliers de la ville. Dans ces habitats insalubres s’entassaient des paysans arrivés sans un rouble en poche, riches du seul espoir d’un avenir meilleur. Avec l’abolition du servage, tous avaient cru qu’une ère nouvelle de prospérité changerait leurs conditions de vie. Leurs rêves furent mis à mal… Pourtant, autour d’eux, tout était bouleversé, le pays changeait radicalement en se dotant de nouvelles infrastructures routières et ferroviaires, de canaux, de banques… Tout concourait à créer des richesses.

Si certains de ces paysans devinrent commerçants, d’autres, les plus nombreux et les plus déshérités, vinrent grossir les rangs des prolétariats urbains. Leur misère fut entretenue à la ville par des travaux si mal rémunérés qu’ils suffisaient à peine à leur subsistance.

Ces travailleurs des champs croupissaient maintenant dans des endroits misérables, alors qu’ils avaient répondu à ce besoin de main-d’œuvre indispensable pour nourrir le développement industriel de la Russie, restée longtemps rurale, à la traîne des autres grandes puissances. Pour toute récompense, ils se retrouvèrent aux portes des cités à survivre, alors que dopé par l’apport de capitaux étrangers, ce grand pays vivait sa révolution industrielle et économique oubliant sa seule vraie richesse : son peuple qui ne profitait nullement du progrès de la modernité naissante. C’est pourquoi ce dernier, à force d’être méprisé et exploité, manifestait un mécontentement grandissant de jour en jour, le conduisant à s’organiser afin de s’opposer à la classe dirigeante raidie dans ses convictions.

Ces anciens et nouveaux riches ne reconnaissaient pas les désirs légitimes des anciens serfs autrefois attachés à une terre, sans liberté personnelle et qui maintenant, devenus prolétaires, demandaient un peu de bien-être. Il leur était difficile d’admettre de telles revendications survenues avec l’essor de l’urbanisation et le développement rapide de l’industrie. Ces nouveaux rapports de forces risquaient de bouleverser l’ordre établi.

Dans cette quête impérieuse de richesses s’était intercalée une classe moyenne, laquelle devenue plus aisée, avait accédé à l’éducation, la culture et les échanges d’idées. Cette évolution cristallisait le mécontentement général avec la naissance de mouvements révolutionnaires, recourant fréquemment au terrorisme en multipliant attentats et assassinats.

Cette situation se révélait une aubaine pour Serdar et Michka, ces deux complices assez futés pour comprendre comment faire fructifier leur commerce.

C’est bien plus tard que je démêlai la trame de leur trafic car jusqu’à Ekaterinbourg, tel le novice que j’étais, je n’avais rien compris.

Pourtant j’avais essayé de saisir le comportement de Serdar qui avait accepté mon oncle, ma tante et Lucie, comme simples passagers. A croire qu’il avait un besoin impérieux de leur présence dans son convoi pour ne pas attirer la curiosité…

Mais, si pour ma famille le voyage fut presque d’agrément, il n’en fut pas de même pour moi. Tout au long de notre route où s’échangeaient les marchandises sans jamais de transaction apparente d’argent,

j’avais servi de manœuvre à chaque halte. Nous repartions avec des colis différents mais toujours avec ces caisses « interdites » au fond du chargement dont certaines disparaissaient mystérieusement durant la nuit.

Ce n’est qu’à l’ultime étape, à une lieue de notre destination, que presque tout notre chargement, différent de celui du départ, fut transféré, à mon grand soulagement, dans un bâtiment à l’allure modeste mais abritant une vraie ruche humaine. Dans ce grand bazar gardé par des hommes armés, je vis de tout : des sacs de farine, du cuir, des couvertures, des harnachements pour chevaux, du bois de construction, diverses nourritures, du blé, du maïs, des milliers de bouteilles de vodka, de cigarettes… J’aperçus même un pope, richement vêtu, en grande discussion avec Michka !

J’étais impressionné devant un tel déballage de marchandises qui attirait mon attention et excitait ma curiosité. Celle-ci fut brutalement réprimée une fois de plus, alors que j’avais suivi innocemment Michka vers le bureau situé au fond de l’entrepôt. Une main ferme posée sur mon épaule, telle une serre sur une proie, m’arrêta net sur place. Un inconnu à l’allure patibulaire, sans même prononcer un mot, me fit comprendre que je devais immédiatement rejoindre le chariot et ma famille. Quelques minutes plus tard, deux hommes, peu commodes en apparence, s’installèrent avec nous.

Youri, au regard toujours en mouvement comme s’il anticipait sur les événements, portait sous un long pardessus, comme son collègue, une arme à la ceinture et une cartouchière garnie de munitions. Avant de prendre place auprès de Michka, il ferma la bâche arrière, sans doute pour faire croire que l’intérieur ne renfermait que des marchandises. Puis notre véhicule s’ébranla…

A chaque arrêt, Vassili, le second personnage monté avec nous à l’arrière, paraissait se préparer à l’éventualité d’une agression, se postant devant nous en bouclier humain.

Son rire de débile n’invitait pas à la conversation et nous nous sentions peu rassurés aux côtés de cet homme très fruste. Son regard braqué avec convoitise sur Lucie la mettait mal à l’aise mais ses parents n’osaient rien dire pour ne point fâcher cet individu, des plus menaçants.

Ce comportement de voyeur n’était en fait pour lui qu’un simple jeu, juste pour faire rougir ma belle Lucie, car les enjeux risqués de sa tâche nécessitaient de sa part une acuité de tous les instants.

Moi-même, je n’en menais pas large : à chaque arrêt Vassili sortait son arme, prêt à répondre à une attaque ou à une perquisition de la police… Mais cette dernière, comme à l’accoutumée, se contentait d’un bakchich sans se soucier de ce que contenait l’attelage : si elle avait pu se douter de la petite fortune enfouie dans les deux poches intérieures de la veste de cuir de Vassili, renflements qui donnaient encore plus de rondeurs à ce curieux personnage !

Le brigandage devenait en ces moments de troubles une vocation. En effet certaines organisations révolutionnaires, pour agir au plus vite, avaient besoin d’argent et n’hésitaient pas à se servir d’individus comme Michka, activistes de l’ombre, qui commerçaient et trafiquaient sur de longs trajets. Sous le couvert de leurs ventes, ils étaient chargés de rapatrier les fonds collectés auprès de leurs sympathisants.

Cachés dans des ballots de marchandises ils servaient à acheter, à Ekaterinbourg, de l’or15, des émeraudes et des malachites, faciles à dissimuler, que Serdar, quelques mois plus tard, revendrait en Turquie avec bénéfice.

Ainsi le circuit se répéterait, pensaient-ils, jusqu’à la victoire de la révolution en marche.

 

Arrivés à l’adresse indiquée par Antranik, nous abandonnâmes Michka, son chariot et ses compères pour frapper à la porte du cousin Raffi, laquelle ne s’ouvrit pas malgré nos coups répétés. A première vue ce qui paraissait un grand magasin semblait dénué de toute vie, rien ne vint en réponse si ce ne fut un voisin curieux sorti d’une petite loge de concierge. Au pas ralenti de ses ans, il vint à notre rencontre, s’efforçant de se tenir droit malgré son corps tordu par la vieillesse, tout en esquissant un sourire timide. Il avait l’âge d’avoir connu plusieurs générations. La peau ridée de son front ondulait sur tout son visage piqué de rares poils de barbe.

« Si vous cherchez Raffi le boulanger, il n’habite plus ici… »

Sa voix chevrotante, son manque de dents et son accent ne me permirent pas de comprendre la teneur de son message. Le vieil homme, percevant notre détresse, s’efforça de répéter plus calmement ses paroles en s’appliquant à parler plus lentement.

« Si vous cherchez le boulanger, il est parti depuis plusieurs mois… Un grand malheur s’est abattu sur lui… »

Seul à comprendre sa conversation, je la traduisais de mon mieux n’étant pas encore tout à fait à l’aise avec le vocabulaire russe.

Me voyant embarrassé, mon interlocuteur s’interrompait souvent afin que je puisse répercuter l’essentiel de ses explications à ma famille, très affligée de ces propos.

« Cela fait longtemps qu’il est parti avec sa fille. En Mandchourie… »

Au fur et à mesure qu’il expliquait la raison du départ, son émoi s’accroissait : il avait perdu de bons voisins. Le vieil homme restait là à étaler sa tristesse, vantant tous les bienfaits prodigués par ces gens si généreux. Il racontait, telle une épopée, l’arrivée du cousin Raffi dans son bel uniforme d’officier de cavalerie, venu demander la main de Galina Ivanoff, ravissante blonde et unique enfant du foyer. Bien qu’il en imposât par sa prestance, toutes ses demandes n’essuyèrent, au début, que des refus polis. Le père n’éprouvait aucune sympathie pour les militaires. Ils n’étaient, selon lui, que des fainéants, des buveurs invétérés, versés dans la luxure et la débauche, plus prompts à renverser les jeunes femmes sur une paillasse qu’à leur offrir un foyer stable.

Cette méfiance allait à l’encontre de l’ambition de Raffi qui dut agir en souplesse pour obtenir la main de la jeune fille si convoitée auprès de ce futur beau-père plus que suspicieux. Comment pouvait-il ne pas l’être ? Il possédait une des plus importantes minoteries et la principale boulangerie dans la plus grande avenue d’Ekaterinbourg. Impossible de ne pas suspecter, qu’outre les charmes de Galina, les prétendants n’avaient de regard que pour cette belle dot dans la corbeille de la mariée. En père protecteur, Ivanoff œuvrait pour l’intérêt commun de la famille et pour le bonheur de sa fille, mettant de la distance entre elle et ces jolis cœurs. Il cherchait parmi eux le modèle parfait, alliant l’amour et l’intérêt du commerce.

Sans être avare, il souhaitait pour la perle de son foyer une union ancrée dans cette nouvelle société commerçante. C’est là que se trouvait l’avenir, au sein de ces nouveaux riches, dans cette nouvelle classe puissante par les profits engrangés et assez futée pour ne pas se mettre à dos l’entourage du Tsar. C’est de là que viendrait son futur gendre. Alors que faire d’un militaire ?…

Inquiet que sa fille puisse s’éprendre d’un tel personnage, il espérait qu’avec le temps un autre prétendant le supplanterait. Il n’en fut rien, bien au contraire… Les semaines passant, un amour fou lia les deux amants, au désespoir de ce brave homme qui dut se rendre à l’évidence : sa fille n’en ferait qu’à sa tête.

Raffi, en fin stratège, lui prouvait jour après jour par ses conseils avisés, tout l’intérêt qu’il portait à sa famille et à ses biens.

Avec intelligence et détermination il devint en effet un représentant efficace de la maison Ivanoff. Profitant de ses nombreuses relations, il obtint de nouveaux contrats qui doublèrent très rapidement les recettes de l’affaire familiale. Au lieu de traiter avec l’armée - mauvais payeur - qu’il connaissait fort bien, il frappa aux portes des plus grosses firmes, maillons forts de la nouvelle prospérité.

Face à ce flux de nouveaux et avantageux contrats, le bon père Ivanoff ne put que réviser son jugement : l’idée première selon laquelle ce beau militaire n’était qu’un coureur de dot, perdit peu à peu de sa consistance pour sombrer dans l’oubli. Convaincu que Raffi serait le meilleur et le plus attentionné des époux, Ivanoff accorda la main de sa fille à cet homme expérimenté et compétent.

Ainsi adoubé, le futur gendre continua à faire prospérer l’affaire familiale, en choisissant toujours avec précaution et discernement les fournisseurs afin de ne jamais se retrouver sous la dépendance d’un plus puissant qu’un autre, mais surtout en adoptant comme ligne de conduite la possibilité de rebondir à tout moment en cas d’une cessation de paiement ou d’impondérables, comme les intempéries climatiques ou ces redoutables épidémies à répétition…

Peu lui importait de payer parfois plus cher sa matière première qui venait souvent de très loin, même d’Ukraine, mais la minoterie ne devait jamais s’arrêter afin que la clientèle ne manquât jamais de pain…

De l’union des jeunes mariés naquit, l’année suivante, une petite fille prénommée Galina, comme sa mère. Toute la famille était aux anges, à croire que le bonheur l’avait choisie. Le gendre, de plus en plus en prise avec la bonne marche de l’affaire, déchargeait son beau-père de tous les problèmes quotidiens, le laissant se consacrer, corps et âme, à sa récente mission humanitaire auprès des plus pauvres.

Après une surprenante crise de mysticisme, il fut impossible à Ivanoff de continuer à vivre dans l’opulence, tout en sachant qu’à l’orée de la ville était parquée toute une horde de miséreux. Aussi réservait-il depuis longtemps une partie de ses fournées à ceux que la malchance avait relégués en marge de la société. Au début, c’était un bout de pain offert aux clochards qui s’arrêtaient devant son éblouissante vitrine et dont les yeux tristes ne s’éclairaient même plus à la vue de toutes ces nourritures alléchantes.

Ces actions charitables parvinrent aux oreilles d’un dominicain, un missionnaire italien, tout consacré à rendre un peu d’humanité aux pauvres bougres logés à la lisière de l’acceptable. Lui et une poignée de ses frères œuvraient péniblement à rendre salubre un périmètre du faubourg trop près des marais où croupissaient des eaux sales, où pullulaient les germes et microbes à l’origine de maladies et d’épidémies meurtrières.

Soutenu par sa foi, le Père Pascalino se présenta à la boutique et se montra si convaincant en peu de mots que le brave Ivanoff l’interrompit très vite :

« Ne m’en dites pas plus… je sais… et cela me touche au plus profond de mon âme… Chaque semaine, je vous ferai parvenir une fournée de mon pain pour vos protégés… ».

C’est ainsi que chaque vendredi accompagné de sa fille, il conduisait une charrette de pains pour une distribution gratuite aux nécessiteux…

qui piétinaient dans la crasse et la vermine. Malgré les recommandations de son entourage et des pères dominicains sur les risques encourus,

, Ivanoff se faisait un devoir de donner lui-même cette nourriture inestimable, comme pour s’excuser d’avoir fait fortune.

Bien avant que n’arrivât le bon boulanger se formait sous la conduite du Père Pascalino une longue file silencieuse. Avec un léger sourire et quelques mots gentils, sans rien attendre en retour, le brave homme, avec l’aide de sa fille, offrait donc leur pitance à ce défilé de femmes et d’enfants tristes et dépenaillés.

Tout autour d’Ekaterinbourg, ville pourtant riche, une multitude de lieux d’entraide, comme des postes de survie, tenus par des hommes de foi de toutes confessions, ouvraient leurs portes à ces parias. Les religieux apportaient non seulement le réconfort du corps et de l’esprit mais, par des conseils élémentaires d’hygiène comme celui de se laver les mains et de se débarrasser des poux, contribuaient à prévenir la diffusion et le développement des maladies endémiques…

Le comportement d’Ivanoff lui donnait un rayonnement particulier, à croire que c’était un saint homme auréolé d’un halo de lumière céleste comme une icône. Sa bonté se reflétait dans ses actes mais sa générosité ne dura qu’un temps, anéantie par une foudroyante épidémie de typhus qui toucha bon nombre d’habitants de cette ville et plus particulièrement ceux vivant dans les faubourgs populeux.

De retour d’une distribution, il fut saisi d’une fièvre intense avec l’apparition sur son visage de rougeurs, signe s’il en fallait un, d’une maladie infectieuse et contagieuse. Dès le lendemain, sa fille et sa femme durent également s’aliter et la mort vint les chercher tous les trois en moins d’une semaine.

Impuissants, ne pouvant que s’en remettre à la Providence, Raffi et sa fille se retrouvèrent seuls à gérer ces durs moments où la solitude et la souffrance envahissent l’esprit, bouleversant l’organisme vidé de toute énergie.

Effondré, mais surmontant sa douleur, les obsèques passées, en père de famille responsable Raffi envisagea sérieusement, pour mettre sa fille à l’abri, de quitter la ville et tenter sa chance ailleurs. Deux événements simultanés le décidèrent : début septembre, la minoterie n’avait plus assez de grains à moudre, ce qui laissait présager un hiver de famine et l’arrivée surprise d’un ami de la lointaine Mandchourie.

Cela faisait près de vingt ans que les deux hommes ne s’étaient pas revus, depuis que Raffi, marié à la belle Galina, avait mis fin à sa prometteuse carrière militaire qui aurait pu le couvrir d’honneurs et de galons comme son ami Vachka, tout fier de ses décorations et de sa nouvelle et récente promotion au grade de colonel.

« Ah mon brave Raffi, tu t’embourgeoises, tu as pris du ventre, c’est pas bon pour ta santé, il te manque de l’exercice…

― Peut-être que le grand air me manque… Mais c’est ainsi, c’est la vie qui l’a voulu, mon brave Vachka. Toi par contre, tu as une forme d’athlète, à croire qu’à l’armée on vous soigne bien mieux maintenant.

Question nourriture, elle s’est beaucoup améliorée mais depuis que je suis en poste à Kharbin, je n’ai pas le temps de me reposer, ces maudits Japonais nous posent beaucoup trop de problèmes. Nous sommes toujours en train de former de nouveaux contingents. Comme tu le sais, nous possédons les meilleurs cavaliers mais nos cosaques sont des plus indisciplinés et nous souffrons d’un manque d’éclaireurs. Alors, je te le demande, que faire d’une cavalerie nombreuse si nous n’avons pas d’informations sur les mouvements de troupes ?… De plus, aujourd’hui, c’est le règne de l’artillerie ! La force de frappe, c’est l’artillerie… »

Vachka s’était arrêté dans son élan, regrettant peut-être les charges héroïques, sabre au clair, de ses jeunes années. Raffi en profita pour prendre la parole.

« Depuis quand la Mandchourie est-elle russe ?

― Mais… depuis jamais ! Ce n’est qu’un concours de circonstances…

― Comment ça ?

― Oui, oui, comme je te le dis ! La Mère patrie a profité des conflits incessants entre le Japon et la Chine pour offrir notre aide à cette dernière … Et c’est ainsi que nous sommes devenus de bons amis ou du moins des partenaires avec des intérêts réciproques. Notre objectif était de trouver une route directe vers la mer Jaune, vers la mer du Japon, pour transporter au plus vite troupes et marchandises. Le commerce et l’armée, cela va de paire… C’est dans ce but, qu’après la construction du Transsibérien16, nos stratèges ont su présenter à la Chine un projet acceptable qui nous a permis de construire un raccourci à travers la Mandchourie, avec le droit de protéger militairement la voie ferrée,

ce qui équivaut à un protectorat effectif… En fait, c’est plus complexe, mais je te la fais courte !… Et toi que deviens-tu ?… »

Raffi s’étendit sur les drames récents survenus dans sa famille, ce qui gâchât un moment leur joyeux entretien. Il semblait tellement meurtri avec sa voix étranglée que brusquement Vachka claironna :

« Tu n’as qu’à venir à Kharbin avec ta fille !… Nous partons dans quinze jours, tu disposes juste d’assez de temps pour régler tes affaires qui, si j’en crois tes dires, ne tournent plus depuis un mois… Le voyage ne te coûtera pas un kopeck, c’est l’armée qui paye !…

― Que veux-tu que j’aille faire dans cette ville chinoise ?

― Du pain, de la farine… Là-bas, il y a beaucoup de russes mais on manque d’hommes comme toi… Alors viens, tu as besoin de changer d’air ! »

Vachka avait sans doute raison, il fallait quitter ces lieux hantés par le deuil cruel qui l’avait frappé et mettre Galina à l’abri d’une nouvelle épidémie. Emporté par la fougue de son ami, Raffi n’hésita plus et se retrouva donc invité avec sa fille dans le compartiment privé de Vachka.

Au rythme du Transsibérien, puis du Transmandchourien, il laissa derrière lui l’Oural avec Ekaterinbourg pour la Sibérie, cette terre endormie avec ses vastes étendues de bouleaux, Omsk et la taïga, gigantesque contrée boisée, les hautes montagnes, Irkoutsk au bord du lac Baïkal et enfin Kharbin. Tout ce parcours en moins d’un mois.

Au cours de ce long voyage, effectué dans des conditions d’inconfort acceptables, il eut tout le temps de penser à ces malheureux qui avaient été contraints d’exécuter dans des conditions abominables, dans la neige et le froid, des travaux surhumains pour construire ce chemin de fer de Moscou à Vladivostok : près de dix mille kilomètres.

Nous restions tous accrochés aux lèvres du brave homme qui n’en finissait plus de parler à ma famille de plus en plus décontenancée. Cette grande ville étrangère, apparemment hostile, où nous ne connaissions plus personne pour nous accueillir, devenait un piège et mon oncle commençait à regretter son choix.

« Alors il est parti en Mandchourie… là-bas paraît-il que la vie est plus facile… c’est mieux pour lui… mais pour moi, c’est triste… »

Comme une source soudainement tarie, la longue épopée de Raffi prit fin avec un silence infini, rendant encore plus tragique notre dénuement face à l’avenir. L’homme resta muet un long moment, avec un sourire hébété, avant que ne sortent de sa bouche des mots d’un réconfort imprévu :

« Pour vous héberger ce soir, je sais qui vous ouvrira sa porte, c’est un arménien comme vous… Commerçant, très ami avec Raffi, il vit dans une très grande maison… Suivez-moi, il s’appelle Vladimir Ilitch.. comme Lénine…

― Qui est ce Lénine ? demandai-je.

― Vous le saurez bien assez tôt, jeune homme ! C’est un militant révolutionnaire très prometteur. Il est actuellement en résidence surveillée en Sibérie…mais un jour, vous le verrez, il triomphera pour le plus grand bonheur de notre Sainte Russie…»

A son pas traînant, nous le suivîmes dans cette grande rue bordée de belles devantures, bien loin de la laideur et la pauvreté des faubourgs.

Dans ce quartier l’argent paraissait s’être arrêté, les gens que nous croisions portaient de beaux habits, propres et neufs, des manteaux épais ornés de fourrures les protégeant de la froidure de ce début d’automne.

Notre guide s’arrêta devant une maison à étages et fit résonner un marteau doré sur le bois de la porte. L’attente se prolongeant, je commençais à m’impatienter lorsque le visage de mon oncle s’éclaira soudain à la vue d’une botte pendant à une potence. L’enseigne annonçait la boutique d’un bottier, à croire que le destin avait déjà trouvé du travail au cordonnier…

Dans l’embrasure de la porte apparut enfin un petit homme bedonnant, le regard soudain inquiet de nous voir. Après quelques mots d’explication de la part de notre guide, nous fûmes tout étonnés d’être reçus à bras ouverts, comme si nous étions de la famille. A l’intérieur, tout dénotait le confort dont jouissait notre hôte qui s’empressa de nous présenter sa femme et deux servantes venues aux nouvelles.

Vladimir parlait notre langue sans problème, en revanche Vera, son épouse, ne s’exprimait qu’en russe, en témoignant une certaine distance envers nous, découlant sans doute de son éducation.

Rien, de prime abord n’aurait dû réunir ce couple à l’apparence et au comportement si discordants, mais le miracle de l’argent les avait unis dans ce foyer où chacun puisait un bonheur doré. Bien que nouveau riche, Vladimir n’avait rien perdu de sa faconde, de son comportement très « peuple », tant dans sa manière de s’exprimer que de se comporter au quotidien.

Sa femme, très élégante, dénotait par son maintien une origine plus bourgeoise mais ne s’en montrait pas moins prévenante envers nous

malgré sa froideur. Courtoise et serviable, en bonne maîtresse de maison, elle donna discrètement les ordres à son personnel afin de nous accueillir au mieux. Aider des proches de Raffi ne semblait poser nul problème à Vera. L’arrivée impromptue de ces lointains parents romprait l’insipide monotonie de ses journées.

Autour d’une table ronde, dans une pièce chauffée par deux grands poêles, chacun de nous goûta à des mets inconnus, appréciant ces nourritures nouvelles. Le repas achevé, après avoir salué nos hôtes, chacun de nous put se reposer dans un vrai lit, avec de vrais draps et des couvertures épaisses. Cette première nuit à Ekaterinbourg survenant après tant d’autres mauvaises nuits, fut un véritable délice. Demain serait un autre jour…

La fatigue pesante ne me libéra de ma couche qu’à l’heure du repas de midi. Je rejoignis piteusement les autres, debout bien avant moi. Alors que j’accédais à la salle à manger, Vladimir, qui revenait de son inspection matinale, toujours aussi enjoué, avec une vivacité dans le mouvement comme s’il était monté sur ressorts, me tapa sur l’épaule avec un large sourire avant de me précéder dans la pièce et saluer la famille.

« A table mes amis, j’ai faim !… »

Chacun prit sa place. Vera en parfaite maîtresse de maison veilla soigneusement à ce qu’il ne manquât rien sur la table. Le repas se fit en silence. Une fois rassasié, notre hôte chercha à mieux nous connaître pour apprécier nos capacités, se réjouissant que mon oncle soit un professionnel des métiers du cuir.

« Ça, c’est inouï ! Vous êtes cordonnier ?…

― Cordonnier, bottier selon la demande… mais c’est vrai que depuis les événements j’ai eu à faire plus de ressemelages que de la bottine fine pour femmes élégantes…

― Ça, c’est inouï ! Justement, je cherchais quelqu’un comme vous, n’est-ce pas Véra ?

― Pour quoi faire ?

― Des chaussures, bien sûr ! Dans mes affaires, sans cadeaux, pas de commande… C’est la règle ! Les petits cadeaux aident à décrocher des marchés et comme je suis malin, n’est-ce pas Vera ? j’ai vite compris l’intérêt d’avoir à demeure un bon cordonnier ! Pas un manchot, je dis bien un bon ouvrier, pas un des ces fainéants, un de ces bolcheviks… Grèves et révolutions ne sont pas bonnes pour le commerce. Pas bonnes du tout… »

Au ton employé, mon oncle et sa famille avaient baissé la tête, l’apparente gentillesse cachait bien l’autorité de glace d’un homme rapace qui ne s’en laissait pas compter. Puis, changeant d’intonation, son regard se posa sur Lucie avec un léger sourire, qui donna plus d’humanité à ce visage devenu en peu de temps inquiétant.

« Mon brave Antranik, offrir une ou deux paires d’escarpins que l’on ne trouve pas dans le commerce à la femme d’un futur client, cela n’a pas de prix. La joie de recevoir un tel présent crée une complicité, une amitié qui aide à la signature d’un contrat. Ça, c’est la classe et moi j’empoche. N’est-ce pas Vera ?… »

Les « n’est-ce pas, Vera » étaient sa façon de se valoriser aux yeux de son épouse. Ses yeux brillaient de mille feux, comme si les roubles se changeaient en pièces d’or au fur et à mesure de ses explications. Sa femme, habituée à ce genre de discours, se retira avec un sourire amusé en s’excusant, pour aller donner ses dernières instructions à la femme de chambre.

« J’ai une annexe juste à côté, vous l’avez sûrement aperçue hier !… Elle est libre. J’ai des commandes non honorées et j’ai vraiment besoin de ces souliers au plus vite.

Mon artisan est mort lui aussi du typhus, comme la famille de Raffi. Si ça vous dit, la place est à vous. A l’étage vous aurez de quoi loger votre famille, avec un bon poêle. Je fournis même le bois. Nous discuterons plus tard du prix de la location et du contrat. Venez visiter, rassurez-vous tout a été désinfecté. »

Impossible de refuser une telle aubaine…

L’atelier était resté en bon état comme si l’ancien occupant allait revenir d’un jour à l’autre. Inutile d’appartenir à la profession pour remarquer la variété d’outils, dénotant qu’ici l’on faisait un travail plus que soigné. Sur les rayonnages bien rangés étaient disposés toutes sortes de cuirs de diverses qualités, des colles, des clous… tout le nécessaire à la bonne confection d’un soulier. A regarder les nombreux modèles de luxe exposés sur une étagère, il était clair que cette boutique se consacrait aux pieds féminins d’une clientèle fortunée.

Au milieu d’une odeur bien caractéristique de peaux tannées et de produits utilisés pour le travail du cuir, je suivais sans enthousiasme le petit groupe tout excité. Jouxtant l’atelier, une cuisine bien équipée et une sorte de buanderie formaient le rez-de-chaussée au sol en terre battue.

Vladimir poursuivait ses explications :

« Voici la porte qui mène à la cour intérieure, vous pourrez prendre du bois pour vous chauffer tout l’hiver… Pas de problème, c’est offert

si vous êtes un bon ouvrier. Ma clientèle est très difficile à satisfaire mais elle paie bien, alors moi je peux vous chauffer. C’est cadeau !… »

Sans même avoir dit « oui ! » et compris les contraintes de la proposition, ma famille prenait possession des lieux. A croire qu’ils se sentaient déjà chez eux… Les femmes, toutes joyeuses,

, gravissaient les marches de l’escalier pour accéder aux deux chambres et à la pièce réservée à la toilette. Chacun paraissait heureux de voir s’éclaircir son avenir, sans une pensée pour moi qui, depuis le début du voyage, avais été mis un peu à l’écart et contraint à la tâche.

« Et ce jeune homme, c’est le fiancé de la demoiselle ? demanda Vladimir.

― Ah non, pas du tout ! objecta ma tante.

― Non, non, il ne fait que nous accompagner !… C’est le fils aîné de mon frère, il s’appelle Bédros mais pendant le voyage Michka l’appelait Piotr Sergueï… »

Un silence profond ponctua la phrase d’Antranik comme s’il venait de dire une grossièreté, ou pire, un blasphème envers le Tsar.

« Vous connaissez cette fripouille de Michka ?… »

Ces quelques mots glacèrent brutalement l’atmosphère.

« Euh, oui… Comme ci, comme ça… »

Mal à l’aise, Antranik commençait à trembler comme s’il venait de percevoir un changement radical chez son hôte. Il se voyait déjà mis dehors comme un malpropre, avec sa famille, sans savoir où aller…

« Mais mon neveu est de très bonne composition, il est vaillant et parle plusieurs langues.. Il pourrait vous être très utile…  »

Vladimir, toujours silencieux, regardait d’un autre œil ma famille comme si la fréquentation de Michka était répréhensible.

Un sourire crispé parcourait son visage sans que ses lèvres ne laissent échapper un seul mot. Puis, reprenant sa respiration, d’un ton sec d’homme habitué à donner des ordres, il annonça :

« Si vous le voulez, vous pouvez rester ici, j’ai du travail pour vous.

.Votre femme, si elle sait coudre et broder, pourra remplacer l’épouse de l’ancien artisan chez la couturière qui loge non loin d’ici. Votre fille pourra y aller aussi… Quant à votre neveu, je vais le prendre avec moi !… »

J’eus à peine le temps de dire au revoir à ma famille et d’embrasser ma jolie cousine que je me retrouvai à suivre Vladimir, toujours aussi pressé. Dans la rue nul attelage ne l’attendait mais une automobile, une Daimler, un nom plaisant qui me revenait sans cesse en tête, sa musicalité m’amusait. A peine étions-nous assis dans ce véhicule que le bruit assourdissant du moteur se fit entendre. J’ai vite compris pourquoi mon hôte était couvert d’habits très chauds et coiffé d’une toque en fourrure.

Le froid, malgré la couverture posée sur mes genoux, gâchait un peu mon plaisir d’être ainsi véhiculé, un grand événement, car très peu d’engins à moteur circulaient à Ekaterinbourg. Sans explication, nous quittâmes le centre-ville et ses belles habitations pour les faubourgs populeux où se trouvait l’entrepôt principal des affaires de Vladimir.

Celui-ci conduisait son véhicule en silence, signe ostentatoire de sa prospérité, avec sérieux et prudence, oubliant même ma présence. Il lui échappait parfois un chapelet d’injures à l’adresse d’un attelage qui s’emballait, l’obligeant à freiner ou à faire un écart, d’un coup de volant brusque. Manifestement, Vladimir n’aimait pas qu’on s’oppose à sa volonté de se rendre au plus vite à ses affaires.

Le trajet me parut long, mes rêves de merveilleux ne rencontraient que la morosité et le ciel gris d’une fin d’automne avec déjà la froidure, annonciatrice de l’hiver glacial. Alors que nous roulions vers un nouvel inconnu, j’éprouvai une bouffée de regrets : je m’étais fait surprendre par mon désir de découvrir autre chose, d’autres mondes et de partir. Lorsque j’y repense, je n’avais que suivi ma belle cousine, avec le fol espoir qu’elle devienne ma femme, sans même lui avoir avoué ma flamme ou savoir si son cœur battait au diapason du mien…

Encore une fois je me retrouvais loin d’elle, loin de mes désirs d’une autre vie, comme durant tout le voyage jusqu’à cette ville, avec l’impression - confirmée plus tard - que je me dirigeais dans les mains d’un nouveau Michka.

« Réveille-toi, Piotr Sergueï ! Nous sommes arrivés, voici ton nouveau royaume ! »

Cette apostrophe me sortit de mon songe intérieur, m’obligeant à regarder, de face, une maison immense au milieu d’un parc entouré d’un grand mur. Une fois la grille poussée, deux chiens impressionnants vinrent nous accueillir, me donnant froid dans le dos.

« Viens Piotr Sergueï, ils sont tout doux, mes toutous !… »

Prudent, je quittai mon siège tandis que les bêtes venaient me sentir, témoignant d’une curiosité appuyée pour ma personne.

« Caresse-les, ce sont maintenant tes chiens ! » m’intima Vladimir.

Ne pouvant qu’écouter ses injonctions, mais cependant peu confiant, je posai ma main sur la tête d’un des chiens ; le second, comme jaloux, vint me lécher l’autre main. Si près de leurs crocs, j’osais penser qu’ils étaient vraiment gentils, du moins je l’espérais.

« Viens que je te montre !… »

L’énigmatique patron me fit visiter les lieux, presque en courant, suivi des chiens toujours aussi curieux de ma présence. Au pas de charge, nous franchîmes toutes les pièces, le propriétaire me donnant des explications succinctes sur le contenu des ballots, des sacs et des caisses, tandis que je me rendais compte que toutes les issues étaient murées. Une seule permettait l’entrée en ce lieu, barrée d’un immense portail de bois épais avec, au milieu, une petite porte permettant le passage d’un homme.

Au premier étage, une immense pièce vide et haute de plafond, à la charpente apparente, attendait les produits sensibles, plus délicats à stocker, avec au fond une petite chambre. Elle serait dorénavant mon chez-moi, ayant pour tout confort un lit, une petite commode, une chaise, une table, un pot de chambre et, par miracle, un bon poêle.

« Voici ton domaine Piotr Sergueï, tu devras surveiller mes marchandises, mes ouvriers et tenir le livre de comptes, déclara Vladimir.

― Comment savez-vous que je sais lire et écrire ? rétorquai-je.

― Tu me prends pour qui ?… A la maison, je t’ai vu lire le journal ! Vladimir a des yeux…

― Pourquoi me faites-vous confiance ?

― Si Michka t’a fait confiance depuis Trébizonde. Vladimir peut lui aussi avoir confiance… Mais je serai plus généreux que Michka… Tiens, voici un fusil et des munitions. Si la nuit tu entends des bruits, tu tires !… En bas, tu trouveras de la nourriture et du bois. Tout ce dont tu as besoin, tu peux le prendre. Je te laisse jusqu’à demain… Fais le tour du propriétaire…

― Et pour les chiens ?

― Pour les chiens ?… Pas de problème, si tu leur donnes à manger, ils ne te feront aucun mal… A demain ! Le soir, ferme la porte à clé en t’assurant que les chiens sont bien à l’intérieur, et tu tires si tu entends du bruit ! »

J’ai regardé partir cet homme étrange qui me laissait tout seul avec ses molosses ; ceux-ci après avoir bien mangé, vinrent se coucher à mes pieds en signe de reconnaissance et de soumission. Je suivis à la lettre les consignes de mon nouveau patron. La nuit à peine venue, les aboiements des chiens me firent sursauter et me réveillèrent dans mon premier sommeil. Saisi d’une crainte bien légitime, je m’approchai aussitôt sur la pointe des pieds de la fenêtre, armé du fusil dont je ne savais même pas me servir, pour épier des bruits étrangers, avant de rejoindre finalement mon lit.

Dans la pénombre j’examinai plus attentivement les lieux. Ma chambre n’avait rien d’attrayant, elle aurait pu paraître autrement si ma jolie cousine m’avait suivi dans cet endroit austère.

Sous mes couvertures, dont une en fourrure bien venue et nécessaire tant il faisait froid, je laissai libre cours à mon imagination. Je me revoyais avec Lucie dans le petit bois.

L’évocation de ses caresses bien précises me fit frissonner, je me sentais bien. Elle était là tout près de moi, je sentais son parfum, la chaleur de son corps qui contrastait avec l’extérieur enneigé, balayé d’un vent sec venu du lointain blizzard sibérien. Engourdi, brisé de fatigue, je ne tardai pas à sombrer dans le néant…

Mon avenir paraissait s’être arrêté dans cet entrepôt où j’étais tantôt comptable, tantôt manutentionnaire, aidé de costauds qui, pour la plupart, ne parlaient même pas le russe, sinon un dialecte approchant difficilement compréhensible pour moi. Seul le langage des mains nous aidait à nous comprendre et quand je leur demandais d’où ils venaient, avec un geste vague du bras tendu vers l’est et un grand sourire, ils rétorquaient : « De là-bas !… ».

A leur allure, ils devaient habiter un pays où les hommes sont petits et râblés. Leurs yeux bridés me rappelaient les images de frère Paul. Portés sur l’amusement, les plaisanteries et l’alcool, ces manœuvres, en l’absence de Vladimir, négligeaient trop souvent leur travail. Je devais alors me transformer en gardien sévère pour les stimuler. Ils paraissaient ne connaître qu’un seul penchant dans leur existence : s’enivrer du soir au matin et du matin au soir.

Parfois, sans rien dire, médusé et ébahi, je les regardais se comporter en chenapans, se bagarrant jusqu’au sang, avec à chaque fin de combat, une bonne raison supplémentaire de se réconforter en vidant ensemble plusieurs verres d’une vodka de Sibérie, leur boisson préférée parce que la plus alcoolisée. Ces distractions sauvages me changeaient de mon quotidien sans vraiment me faire oublier que depuis mon arrivée en ce lieu, isolé de la grande ville, je n’avais pas revu ma famille.

Mon seul lien entre elle et ma solitude c’était mon patron qui se chargeait de

transmettre mes courriers, restés toujours lettre morte, comme si je n’existais plus. Un simple mot de mon oncle, de ma tante et surtout de Lucie, m’aurait réconforté dans cet état étrange qui m’étouffait, devenu de plus en plus pesant, au bord de la déprime.

Je vivais, gardien involontaire de ce grand bâtiment, presque en ermite, ce qui ne me convenait pas du tout et diminuait de jour en jour mon envie de moisir dans ce lieu. J’étais cloîtré là, à demeure, avec l’interdiction de m’absenter trop longtemps, à attendre la visite de commerçants et trafiquants de tout acabit. Il m’arrivait souvent de ne recevoir personne de la journée. Mais comment me soustraire à cette condition de vie ? Je me trouvais dans un pays étranger sans savoir réellement où me situer par rapport à ma famille. Etais-je loin ou près d’eux ? Je l’ignorais et Vladimir répondait toujours en riant à mes questions par des pirouettes, me laissant angoissé et dans l’ignorance la plus complète.

En dépit de son comportement bizarre et incompréhensible, je m’étais donné à fond à ma tâche alors que je n’avais pas quitté Erzeroum pour cela. Très vite j’avais compris tous les rouages de l’entreprise, maîtrisant au mieux ma charge de gestionnaire.

Je réceptionnais ou distribuais une variété de produits licites et illicites, classés selon leur qualité, toujours sous emballages, dont une infime partie était hors commerce, sans que j’en connusse la valeur. Rien à voir avec les lourds caissons de Michka qui devaient renfermer des armes ou des munitions, car ces caisses me paraissaient légères à manipuler bien que le contenant parût volumineux. La présence d’un logo discret les différenciait et seul un œil averti pouvait les discerner car leur conditionnement était à l’identique.

Ces produits, dits sensibles, étaient destinés à une certaine clientèle, inconnue de moi, mais facilement repérable par son allure suspecte et son comportement inquiet et méfiant.

Ces gens se présentaient à l’entrepôt généralement en début d’après-midi, toujours par deux, afin de réceptionner leur marchandise. Ils restaient à l’écart, attendant patiemment que je fusse seul.

Je n’appréciais pas du tout leur contact : de leur présence émanait quelque chose de malsain, à croire que la mort suivait ces êtres en sursis. Qui étaient-ils, d’où venaient-ils ?… Jamais je ne le sus, je supposai seulement, étant donné le contexte agité de la Russie, qu’ils faisaient partie de ces extrémistes prêts à déclencher une révolution, quelle qu’en fût l’issue.

Je n’arrivais pas à m’habituer à ces personnages. En leur présence et à chacune de leur visite, un malaise m’envahissait, avec la désagréable sensation que ma vie ne tenait qu’à leur décision de supprimer un témoin gênant. Lourdement armés, ils devaient très certainement être surveillés par une police omniprésente dans ce pays en ébullition. Alors je n’avais qu’une hâte : qu’ils partent !

Lorsque je m’occupais d’eux, personne n’osait s’approcher. Le moindre mouvement devenait suspect et ils sortaient aussitôt leurs armes. Toujours sur leurs gardes, suivant la même stratégie, l’un des deux s’approchait à pas comptés, laissant l’autre à l’entrée en vigie attentive. Je regardais venir cet individu, un œil vers son collègue pour s’assurer que tout était tranquille dehors et l’autre sur moi. Les chiens à mes côtés me rassuraient un peu et, m’ayant adopté, ils me suivaient partout en garde rapprochée.

En silence, comme convenu, le louche individu s’agenouillait. D’un doigt, il dessinait sur le sol en terre battue un logo que j’effaçais aussitôt de ma botte en prononçant cette phrase laconique : « Vous avez de quoi ?… ».

Alors, avec une tape sur l’épaule et un large sourire, il me montrait dans la poche intérieure de sa pelisse l’argent nécessaire. Sans cela je ne lui aurais pas donné ce qu’il était venu chercher. Ainsi était la consigne !

Puis je me dirigeais vers le bureau pour feuilleter un des cahiers où était notifié le prix correspondant au symbole formé, toujours de grosses sommes, fluctuant de semaines en semaines.

Avant de remettre la marchandise, je contrôlais et comptais les billets, toujours surpris qu’aucune contestation ne survînt à l’annonce du prix. Tout avait donc l’air d’avoir été convenu d’avance et j’en étais fort aise.

 

Les clients partis, je retombais dans la solitude d’un quotidien banal à en pleurer, fait d’inventaires, d’inscriptions de l’actif et du passif sur les livres de comptes, tel un écolier appliqué, avant de retrouver mon seul ami ou plutôt mon ennemi : l’ennui. Allongé sur mon lit, je me laissais envahir par des idées tantôt pathétiques tantôt noires, mais toujours très douloureuses à la pensée de vivre si loin des miens, restés en Turquie. De plus, la famille de mon oncle, depuis notre arrivée à Ekaterinbourg, ne m’avait donné aucune nouvelle alors que mon patron, de son sourire malicieux, répondait à mes inquiétudes par sa sempiternelle phrase : « Mon cher Piotr Sergueï, ne t’inquiète donc pas, ta famille va bien… Lucie aussi, bientôt tu les reverras, sois patient… Allez au travail ! ».

Il me savait vulnérable dans cette Russie où je n’étais qu’un étranger aux papiers - vrais ou faux - obtenus je ne sais comment. Ignorant mon réel statut dans ce pays, je préférais, dans le doute, rester dans l’anonymat et éviter tout heurt qui aurait pu me confronter à des policiers plus zélés que de coutume. Jusqu’à présent, le bakchich avait rempli à merveille sa fonction à chaque contrôle. Alors, prenant mon mal en patience, je me contentais d’espérer une amélioration de ma condition, laissant l’influent et rusé Vladimir abuser de ma précarité.

Bien que désemparé, je cherchai quand même, par tous les moyens, à savoir où je résidais réellement pour retrouver mon oncle, ma tante et bien sûr ma belle cousine qui me manquait. Ainsi, à force de me renseigner, de poser des questions anodines, sans trop insister, je vivais mieux mon isolement, préparant minutieusement mon plan d’évasion, programmé à la fin de l’hiver.

Un beau matin, prenant mon courage à deux mains, dans le plus grand secret, après avoir tout barricadé, je quittai mon poste avec la ferme intention d’aller rendre visite à ma famille. J’avais hâte de retrouver Lucie qui, à mon grand étonnement, ne m’avait donné aucun signe de vie.

Je profitai de la bienveillance d’un acheteur venu réceptionner des colis pour me faire déposer dans le centre-ville d’Ekaterinbourg devant la boutique de mon oncle. Sitôt la porte de l’atelier poussée, Antranik ravi et heureux de me revoir, me reçut les bras grands ouverts.

« Ah, Bédros, comme je suis content… Mais, ma parole tu as vraiment changé ! Tu es un homme maintenant ! Viens que je t’embrasse… Olga, j’ai une surprise pour toi, viens vite…»

Si son contact affectueux dénotait une réelle joie, il n’en fut pas de même avec ma tante, qui sembla fâchée de ma présence et dont le visage se ferma, comme si un diable lui faisait face, tandis que j’arborais mon plus beau sourire.

« Bonjour ma tante !

― Que fais-tu ici Bédros ?… Je doute que Vladimir t’ait donné la permission de venir… »

Je restai sans voix, comme mon oncle surpris par le comportement de son épouse. Ne comprenant pas son agressivité, alors que j’étais venu leur rendre visite,

, Antranik voulu se manifester en ma faveur. Coupé net dans son élan, il y renonça, laissant Olga poursuivre :

« Au lieu de perdre ton temps, va donc livrer les deux paires d’escarpins à Monsieur le baron… Vladimir les a promis avant midi, alors dépêche-toi, tu as juste le temps, autrement il sera fâché. N’oublie jamais que c’est lui qui commande ici et qui nous fait vivre…

C’est vrai, Olga, c’est vrai !… Je dois y aller, à tout à l’heure Bédros ! »

Une fois l’oncle parti, je demeurai muet de longues minutes, dans un silence pesant et accablant. Ma tante, pour se donner une contenance, s’activait sur une étagère encombrée d’une grande variété de chaussures de luxe. Se lancer dans une discussion ou demander des explications me semblait dans un tel contexte des plus aléatoires, des plus hasardeux, alors je tentai une question.

« Tante, puis-je voir Lucie ?… »

Cinglante, la réponse fusa :

« Non !

― Pourquoi ?

― Elle est absente… Elle a autre chose à faire que de te rencontrer… Et puis tu es resté longtemps sans nous voir… Tu nous avais oubliés. Sans nous Bédros, tu serais encore à… »

Malgré tout le respect que je lui avais toujours manifesté, devant tant de méchanceté et de propos immérités, je ne pus me contenir.

« Que veux-tu dire par là ?… Tu sais très bien que je travaille beaucoup et que monsieur Vladimir ne me laisse aucune liberté… Là-bas, je ne dispose pas comme vous en ville, de moyen de transport. Sans la gentillesse de ce cocher, je n’aurais jamais eu l’occasion de venir vous voir »

Sans m’en rendre compte, je m’adressais à ma tante comme je ne l’avais jamais fait, avec une voix forte et cassante. L’assurance acquise avec le temps à l’entrepôt, en donnant des ordres aux manœuvres indisciplinés, avait modifié, sans aucun doute, mon comportement d’homme conciliant et bienveillant qui dorénavant ne s’en laisserait plus compter. Antranik avait dit que j’avais changé, en effet j’avais mûri, j’étais devenu adulte.

« Je ne vous ai pas oubliés. Je vous ai écrit toutes les semaines, mais je n’ai jamais eu de réponse…

― Peut-être, mais c’est ainsi. Il faudra que tu t’y fasses… Lucie n’est pas là !… Et moi je dois aller travailler. Au revoir Bédros… »

Devant un tel comportement, je fus convaincu que ma tante avait intercepté et détruit les lettres destinées à Lucie, toutes ces missives dans lesquelles je lui rappelais mon attachement, mon amour pour elle et ce moment exquis passé à ses côtés dans le petit bois à l’orée d’Erzeroum. Tel un malpropre, ma tante me mit donc à la porte.

Assis sur le trottoir, je la regardai s’éloigner, malheureux et découragé, pendant que la voiture de mon patron arrivait.

« Que fais-tu ici, Piotr Sergueï ?… Qui garde l’entrepôt ? grogna Vladimir.

― Personne ! » lui ai-je répondu vertement.

― Attends-moi, je vais te ramener !… »

Etonnamment, cet homme intransigeant, intraitable et despotique, ne me fit aucun reproche comme s’il comprenait et admettait ma réaction.

Pourtant, au travail, je l’avais vu pour moins que ça mener la vie dure à ses ouvriers, même les plus robustes le craignaient. Si, par mégarde, l’un d’eux manifestait une quelconque réprobation, tel un fou furieux, Vladimir fonçait sur le coupable, la trique à la main et le rossait.

« Tu comprends Piotr Sergueï, si un jour je ne le frappe pas, il va croire à une faiblesse de ma part et va se révolter. Tu as vu comme il est bâti, un colosse ; s’il se révolte, je suis mort… Alors je tape fort et lui il accepte, il a peur d’être renvoyé… Cela pourra te servir un jour… N’oublie jamais : celui qui a le knout a le pouvoir, et surtout il a toujours raison ! ».

J’étais choqué par ces propos, mais je me gardais bien de le lui dire. Cet homme qui semblait m’avoir pris en affection me scandalisait et me révulsait. Mon père et frère Paul m’avaient éduqué autrement.

Je restai donc un bon moment sur le trottoir à l’attendre, à regarder les passants circuler entre de vieux véhicules bringuebalants, des attelages hétéroclites et à réfléchir sur ce qui venait de m’arriver. Je n’entendis pas venir Lucie. Toujours aussi gamine, espiègle, elle se colla derrière moi et, de ses deux mains posées légèrement sur mes yeux, me chuchota à l’oreille :

« Qui c’est ?… Devine !… »

J’étais émerveillé et tout surpris d’une telle audace. A part ma jolie cousine, personne dans cette ville inconnue, ne se serait laissé aller à une telle facétie. Aussi, à peine m’étais-je retourné que ses lèvres effleurèrent les miennes et qu’un long baiser s’ensuivit. Notre premier baiser… Son corps se moulant contre le mien, je l’emprisonnai de toutes mes forces dans mes bras, à l’étouffer. J’étais aux anges, mais l’ange qui était devant moi devint subitement démon,

me repoussant violemment avec un air fâché comme une adolescente outragée. Je ne compris rien à ce revirement accompagné d’un flot de reproches.

« Bédros tu n’es pas gentil, tu m’as oubliée ! Tu as sûrement trouvé une autre fille ?…

― Mais non, Lucie…

― Tais-toi, tous les hommes sont des menteurs et des coureurs, ma mère a raison de se méfier de toi !

Mais Lucie…

Tais-toi, tu vas me dire des mensonges… Elle est comment, sûrement blonde, non ?… »

Lucie s’était enfin arrêtée d’égrener son chapelet de femme jalouse, toutes ces fadaises inconsidérées finissaient en larmes inondant son visage. Ses beaux yeux noyés ne trouvèrent refuge que contre l’épaule de Bédros.

Celui-ci lui confirma qu’il avait envoyé de nombreuses lettres restées toutes sans réponse, sa mère n’acceptait pas leur relation et avait censuré tout son courrier.

« Tu crois que c’est possible ?… Ce n’est pas grave, tu n’auras qu’à m’écrire à cette adresse, j’ai maintenant un autre travail plus intéressant que le premier et ma nouvelle patronne est très aimable avec moi… Elle comprendra ! »

La jeune femme expliqua que Vladimir lui avait proposé un poste de vendeuse dans une boutique de luxe où il avait des intérêts. Rien à voir avec l’atelier de couture où, au début, elle travaillait avec sa mère. Dans ce lieu unique étaient vendus des produits d’exception, réservés à une clientèle fortunée.

« Mais je connais ce commerce !… Chaque semaine, quelqu’un vient chercher du ravitaillement à l’entrepôt, un dénommé Boris…, s’exclama Bédros.

― Oui, c’est lui ! Je le connais ce Boris, gentil mais puant l’alcool… Et il a de mauvaises manières, toujours à vouloir me caresser les fesses au moment des livraisons…

― Comme ça ?… »

Pouffant de rire et se prenant par la taille, les deux amoureux ne se rendirent pas compte qu’au bout de la rue, à pas rapides, Olga arrivait. Contrariée de voir sa fille dans les bras de Bédros, ce qui confirmait s’il en était besoin ses craintes,

,d’un geste autoritaire elle lui fit signe de la rejoindre immédiatement. Au même moment, Vladimir qui revenait, prit sans ménagement Bédros par le bras et l’obligea à le suivre.

« Oublie cette fille, elle n’est pas pour toi ! Et monte tout de suite dans la voiture, j’ai d’autres choses plus importantes à faire que d’être ton chauffeur !… Si j’ai un conseil à te donner, ne revois plus ta cousine. Elle est belle à croquer, mais sa mère l’a promise au fils d’un de mes associés… Je ne t’ai rien dit mais fais attention à toi !… »

Depuis mes retrouvailles avec Lucie, j’étais heureux à la pensée de pouvoir maintenant lui écrire sans craindre la censure maternelle. J’ignorai donc les conseils de Vladimir. J’osais le défier, tout en priant le brave Boris, devenu notre complice et le trait d’union entre nos deux cœurs, de se montrer le plus discret possible. Mon patron, cette fois-ci, ne serait sans doute pas des plus indulgents.

Le caractère bonasse de notre messager ne posa nul problème, d’autant plus que son service s’agrémentait à chaque missive transportée d’une bouteille de vodka.

J’attendais chaque semaine, fébrilement, la lettre de ma douce Lucie, avec au fil des envois, des écrits de plus en plus enflammés. Les mots devenaient des braises et l’envie de nous revoir grandissait, sans trouver le moyen de nous rencontrer.

Cet échange dura deux longs mois avant que je ne reçoive un pli plus incandescent que les autres où Lucie, sans ambages, m’expliquait ce que moi je réalisais déjà dans mes propres fantasmes. Je lus et relus ce fameux courrier où elle m’informait que la semaine suivante, profitant de la livraison, elle viendrait me rejoindre… Nous aurions près de trois heures à passer ensemble !

Je n’en croyais pas mes yeux, mon cerveau ne contrôlait plus mes gestes, au point que je faillis embrasser à la russe mon messager. Ma folle réaction étonna les quelques acheteurs de l’entrepôt qui se demandaient ce qui m’arrivait,

,au point de penser que j’étais subitement devenu fou. Boris, tout content de me voir ainsi, oublia en partant sa bonne bouteille.

Son départ enclencha le lent décompte des jours de la semaine, d’une longueur insupportable. Je ne tenais plus en place, j’essayais de rendre plus accueillant mon chez-moi où j’allais recevoir ma princesse, tout en n’oubliant surtout pas de m’organiser pour que, ce jour-là, il n’y eût qu’une livraison à faire, celle destinée au magasin de ma belle Lucie.

Et c’est ainsi que le jour venu, l’entrepôt resta sous la surveillance des chiens et le contrôle de Boris, resté en bas avec une bonne bouteille de vodka, tandis qu’en haut dans ma chambre, sans autre manière, j’osai l’impensable : dénuder ma délicieuse cousine !

Avec une certaine maladresse elle m’aida dans notre hâte un tant soit peu trébuchante et l’amour fit le reste. L’un contre l’autre, tendrement enlacés, nous connûmes, une fois par mois, cet état de bonheur indicible qui nous enivrait et nous transportait hors du temps. Vers la fin de l’été pourtant, un événement imprévu mit fin brutalement à notre liaison.

Lucie paraissait plus rayonnante, plus séduisante, radieuse ; ce changement ne passa pas inaperçu aux yeux de sa mère qui, toujours inquiète et soupçonneuse, interrogeait rudement sa fille. Chaque soir ses questions insidieuses créaient un malaise qui empoisonnait l’ambiance familiale, troublait et attristait le brave Antranik.

N’écoutant que son appréhension, Olga accentua la pression, venant même jusqu’à épier Lucie durant son travail à la boutique, harcelant sa patronne, toute gênée de mentir. L’honnête femme, prise de panique et craignant la réaction de Vladimir, son associé, s’il apprenait qu’elle favorisait durant les heures de travail une relation amoureuse, trancha dans le vif, sans dénoncer Lucie. Elle mit fin à ce manège en renvoyant le commissionnaire pour son abus excessif de boisson.

Débarrassé de ce témoin gênant, des courriers et des rencontres mensuelles, elle pensa que tout redeviendrait comme avant, tout rentrerait dans l’ordre et que les affaires se porteraient mieux. Hélas, il n’en fut pas ainsi ! L’aimable Boris, devenu furibond, ne put s’empêcher de dévoiler au cours d’une de ses soûleries la belle histoire d’amour, en l’enrichissant de précisions piquantes sorties de son cerveau embrumé. Olga en fut informée !

Bédros, mis au courant de la situation, se retrouvait de nouveau seul. La routine du travail ne lui apportait aucune consolation et le mal du pays refaisait surface. L’idée de retourner à Erzeroum auprès de ses parents resurgissait violemment…mais comment s’y prendre ? Il crut voir poindre la solution un matin lorsque débarqua Michka, l’étrange marchand qui l’avait amené jusqu’à Ekaterinbourg.

« Tiens, toi ici, Piotr Sergueï… »

Comme les autres, il suivit le rituel en dessinant les logos par terre. Alors que nous nous dirigions vers mon bureau, je lui demandai de m’emmener avec lui.

« Ah mon pauvre Piotr, pas possible… Venir en Russie, facile, repartir plus compliqué…

― Emmène-moi, je t’aiderai comme à l’aller…

― Toi pas comprendre ! Attends, d’abord je charge chariot, après je t’explique… »

Ce jour-là Vladimir était présent car la transaction n’avait rien d’habituel. Avant de lui remettre sa commande, faite comme à l’accoutumée de ballots très légers, je fus très surpris par le prix demandé, il me paraissait exorbitant. Je pris mon temps pour compter et recompter tous ces billets, sous les yeux de mon patron et de deux hommes en armes qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux montés dans notre chariot, à mon arrivée à Ekaterinbourg.

Mon regard étonné amusa Michka et, alors que nous étions seuls dans une des allées de l’entrepôt, il me confia :

« Chut ! Pas le dire… Pierres précieuses à l’intérieur… En Europe beaucoup d’argent !… La cause a besoin de beaucoup d’argent… »

Je laissai glisser cette information dans le creux de mon oreille, bien autre chose m’importait. Michka prit soudain un air mystérieux pour me dire sur le ton de la confidence :

« Piotr Sergueï, pourquoi pas travailler avec moi ?… Faire trafic !… »

Cette proposition inattendue, dans son sabir habituel qui commençait à m’irriter alors que je parlais maintenant parfaitement le russe, me surprit et m’offusqua. Non vraiment, ma nature ne me prédisposait pas à devenir un trafiquant, c’était aller à l’encontre de mon éducation acquise auprès des frères de l’Ecole Chrétienne et de mes parents.

Le combat de Michka n’était pas le mien, d’ailleurs je doutais de la sincérité de ses convictions, et si je devais me dévouer à une cause, elle serait consacrée à mon Arménie martyrisée. Je voulais qu’il me ramène à Erzeroum.

« Non Piotr Sergueï, Michka ne peut pas… Là-bas, pas bon pour toi, les musulmans ne veulent plus de chrétiens…

― Que dis-tu là ?…

― Eux disent : « Nous résoudrons la question arménienne en supprimant les Arméniens… », alors reste ici ou va autre part… »

Sans autre mot de politesse, Michka, m’ignorant superbement, sauta sur sa charrette et je vis disparaître mon seul espoir de quitter ma triste condition actuelle. Vladimir, non loin de nous et toujours à l’affût, avait suivi notre conversation.

« Piotr Sergueï, viens me voir… »

Découragé, je rejoignis mon patron, toujours bien disposé et toujours aussi paternaliste avec moi.

« Assieds-toi Piotr ! Tu n’es pas heureux ici, il faut que tu partes…

― Partir, mais pour aller où ?… Vous me chassez, c’est ça ?…

― Vladimir ne chasse jamais un bon ouvrier mais il comprend aussi qu’un jeune homme souhaite partir… »

Suivant sa logique habituelle, il prit deux petits verres et me demanda de trinquer avec lui, autant pour ses bonnes affaires que pour la solution qu’il allait me proposer. La première rasade de vodka passa difficilement, je ne sais plus combien j’en bus mais le lendemain, je me réveillai avec une gueule de bois atroce et un mal de crâne épouvantable. Je ne me souvenais de rien, c’était la première fois que j’ingurgitais une telle boisson.

A peine avais-je mis un pied par terre pour tenter de me lever que je fus pris de vertige. Mon corps se mit à tanguer, le sol me donnait l’impression d’onduler. Péniblement, je réussis à gagner le lavabo près de la fenêtre

pour me soulager, faire un brin de toilette et me diriger ensuite, en me tenant le plus droit possible, vers le rez-de-chaussée pour entamer ma journée de travail.

Mon patron, en pleine forme, m’attendait dans mon bureau. Assis à ses côtés, Antranik me souriait.

« Alors Piotr Sergueï, toujours d’accord avec ma proposition ?… »

Avant de répondre, j’acceptai la tasse de café brûlant arrosé d’alcool qu’il me tendait. A peine avalée cette mixture infâme m’enflamma la bouche, me procurant pourtant un début de bien-être, ce qui me permit de saluer et d’embrasser mon oncle avant de répliquer :

« De quoi me parlez-vous, patron ?… »

Vladimir s’étrangla de rire, et pour se remettre, me lança sur l’épaule un violent coup de poing qui se voulait affectueux.

« Ah sacré Piotr, tu ne tiens pas l’alcool, c’est bien… L’alcool, c’est pas bon pour les jeunes mais c’est bon pour l’amitié… Es-tu toujours d’accord pour aller en Mandchourie ?

― Hein ?… Quoi !… »

Je ne comprenais rien à cette proposition et n’en croyais pas mes oreilles. Alors Vladimir m’expliqua toute l’histoire, que mon oncle venait de recevoir un courrier du cousin Raffi qui lui demandait de le rejoindre à Kharbin, qu’il serait heureux de l’associer avec lui dans son affaire de boulangerie devenue trop importante pour qu’il la gère tout seul…

Antranik confirma l’information et ajouta :

« Je suis trop âgé maintenant, Bédros, pour recommencer une nouvelle vie… tu comprends, et puis Vladimir…

― Ton oncle a raison, j’ai besoin de lui… Toi, rien ne te retient ici… Quant à Lucie, il ne faut pas rêver, elle n’est pas faite pour toi… »

Antranik, embarrassé par cette déclaration faite sans précaution qui m’avait accablé, m’expliqua doucement en prenant son temps, avec des mots choisis, que les fiançailles de Lucie et de Victor, le fils d’un des principaux associés de Vladimir, avaient été annoncées. Je restai un long moment sans réaction, me rendant compte qu’ils étaient tous d’accord pour mettre un terme à ma belle aventure amoureuse. Plus rien ne me retenait donc ici…

« Partir, partir, c’est bien beau, mais avec quoi ?… Je veux bien mais je n’ai pas un kopeck en poche…

― Pour l’argent, ne t’inquiète pas… Je t’ai dit au début que Vladimir était un patron généreux, pas comme Michka. Tu te rappelles ?

― Oui, et alors ?…

― Comme tu es honnête, que



Une vie en Indochne 1945 / 1965 .
22 novembre, 2010, 20:07
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La nouvelle version de  » Une vie en Indochine 1945 /1965   » a été publiée par les Editions l’Harmattan    le 2 novembre 2010.  Vous pouvez passer commande par mail à l’adresse  :  diffudion.harmattan@wanadoo.fr

   

 

 

 



Le saviez-vous ?
30 juin, 2010, 15:20
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Le saviez-vous…? ( 1 )

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Le 9 mars 1945, vers 20 heures, le Japon éliminait sauvagement par une attaque surprise la présence française en Indochine .

Près d’un siècle d’administration balayé en une nuit !

L’attaque surprise japonaise, minutieusement préparée, déclenchée sensiblement à la même heure sur tout le territoire de la Fédération Indochinoise, c’est à dire au Tonkin, en Annam, en Cochinchine, au Cambodge et au Laos, fut extraordinaire par sa rapidité. Foudroyante. Elle frappa de stupeur l’ensemble de la population et abouti à l’élimination immédiate de toutes les autorités civiles et militaires en place .

Quarante huit heures plus tard, le 11 mars, l’empereur Bao Dai, soumis à de fortes pressions, proclame l’abolition du protectorat français et le droit de son pays, le futur Vietnam, à l’indépendance.

Comment et pourquoi en était-on arrivé à cette funeste et tragique nuit du 9 mars 1945 ?

Pour le comprendre, il faut faire, faisons-le ensemble si vous le voulez bien, un retour en arrière et parler un peu du Japon.

L’objet de cet article n’est pas de faire un cours d’histoire mais il est utile de rappeler que, exception faite de quelques marchands Chinois et Hollandais qui étaient tolérés dans le port de Nagasaki, cette pointe avancée de l’archipel nippon vers la côte chinoise et malgré plusieurs tentatives russes et britanniques, le Japon ne s’est vraiment ouvert au commerce de l’occident qu’au milieu du 19ième siècle, avec l’arrivée en juillet 1853 du Commodore Perry le commandant de l’escadre américaine du Pacifique porteur d’un message du Président des Etats-Unis.

Le Japon est le pays des retournements rapides. Il passe très vite du Moyen-Âge à l’époque moderne.

Avec le rétablissement de l’autorité impériale, grâce à l’appui des Samouraïs, le Japon devint, sous l’ère Meiji de l’empereur Mutso Hito, dans la seconde moitié du 19ième siècle , une puissance avec laquelle il fallait désormais compter en Asie.

Au siècle dernier, toute notion de grande puissance ne se concevant pas sans colonies, le Japon va rapidement se créer un empire colonial aux dépens de ses voisins immédiats.

Après une guerre avec la Chine en 1894 qui se termine à son avantage par le traité de Shimonoseki, il étend son influence sur la Corée, obtient l’île de Formose et l’archipel des Pescadores, puis plante des jalons en Mandchourie.

La Russie s’opposant à ces visées impérialistes, une deuxième guerre avec l’Empire des Tsars, le consacre. La flotte russe de la Baltique est anéantie, au mois de mai 1905 , au large des Iles de Tsushima.

Port Arthur ( sur le territoire chinois, cédé à bail aux russes en 1898 par le Japon ) avait capitulé auparavant, en janvier, après un an de siège.

( 2 )

Cette éclatante victoire de l’Orient sur l’Occident est une étape capitale de l’histoire en Asie. Le Japon, en battant les Russes, donnait la preuve que les puissances occidentales n’étaient pas invincibles .

Mais trop sûr de lui , il va se lancer, pour poursuivre son ascension au niveau des puissances mondiales, dans des entreprises de plus en plus ambitieuses et risquées.

Au cours de la Première Guerre mondiale, le gouvernement japonais, avec beaucoup de réalisme, décide de se ranger aux côtés des alliés pour s’emparer des possessions allemandes en Chine, notamment la base navale de Tsing Tao dans le nord de la Chine et celles du Pacifique.

En 1932, il s’installe en Mandchourie en créant le Mandchoukouo avec Puyi , le dernier empereur de Chine.

A partir de cette date, les militaires s’imposèrent de plus en plus, en adoptant une politique audacieuse d’expansion sur le continent chinois.

C’est ainsi qu’en juillet 1937, le Japon décide de se lancer dans une guerre ouverte avec la Chine. Il prend prétexte d’un incident entre des unités japonaises et des troupes chinoises – des coups de feu furent échangés sur le fameux pont de Marco Polo , non loin de Pékin – pour se risquer dans une gigantesque aventure qui devait le ramener en 1945 à l’intérieur de ses frontières : ce petit chapelet d’îles au large des côtes chinoises .

Aujourd’hui, on peut se demander si son plus grand et redoutable ennemi ne serait pas sous son sol : les tremblements de terre .

En effet aucun pays, aucun peuple au monde n’a eu à l’égard d’un vaincu, les sollicitudes que les américains témoignèrent aux japonais pour les aider à se relever. La constitution japonaise , toujours en vigueur actuellement, a été rédigé par des américains. Les japonais semblent l’avoir adoptée définitivement puisqu’ils ne songent pas à la renouveler ou la modifier .

Le Japon est devenu aujourd’hui une puissance économique qui s’impose avec force et vigueur sur tous les marchés.

Mais en 1945 c’est l’effondrement du rêve nippon : la grande sphère de co-prospérité de l’Asie du Sud-Est sous la bannière du Soleil Levant s’est volatilisée .

Malheureusement, comme je l’ai déjà dit, le 9 mars 1945 en une nuit la présence française en Indochine est balayée. Un siècle d’administration française éliminée.

Ce coup de poignard, aux prolongements et aux conséquences considérables, a été un acte prémédité, perpétré à dessein. Il a été aussi, pour le Japon, le dernier et tragique exploit d’une aventure militaire désormais condamnée.

 

( 3 )

L’histoire ne se refait pas. On peut le regretter. En effet, l’amiral Jean Decoux , Gouverneur Général de la Fédération Indochinoise, en dépit des épreuves et de l’action funeste des nippons, avait maintenu, avec de faibles forces, la souveraineté française pendant les cinq difficiles années de guerre.

Les trois souverains de la Fédération Indochinoise, l’empereur d’Annam, le roi du Cambodge, le roi du Laos et des millions d’indochinois, étaient restés fidèles à la France blessée et pourtant si lointaine.

Une fidélité non imposée par la force, en réalité inexistante, ou la contrainte, mais basée sur l’estime et la confiance en un avenir meilleur.

Il s’en est fallu, hélas ! , de quelques vingt semaines , pour que l’amiral Decoux ne remette à la France une Indochine fidèle et heureuse et ne devienne par la suite , libérée de l’emprise coloniale, dans l’esprit de l’important discours de Brazzaville du général de Gaulle, grâce à ses ressources le pays le plus riche du Sud-est asiatique avec l’aide de la France.

Mais le destin de l’Indochine a été tout autre.

Par sa situation géographique au cœur du Sud-est asiatique, la péninsule indochinoise présentait une importance capitale pour le Japon en guerre avec la Chine depuis 1937. En conflit ensuite avec les Etats-Unis, après l’attaque de Pearl Harbour, en décembre 1941, ils ont occupé successivement Hong Kong , la Malaisie, Singapour et les Philippines.

La promenade militaire à laquelle l’Etat-major nippon croyait au début de son conflit avec la Chine , s’était transformée avec les années en lointaines marches forcées de plus en plus suicidaires : les japonais n’ont jamais pu s’emparer de Tchongking, la capitale de guerre de Tchang Kai Cheik. Ils se sont heurtés et arrêtés aux gorges du fleuve Yang Tse Kiang .

Le blocus des côtes chinoises s’étant avéré insuffisant, inopérant malgré l’occupation des provinces limitrophes de la frontière sino-tonkinoise, l’Empire du Soleil Levant profita alors, du fait que la France avait un genou à terre, pour franchir une nouvelle étape . Il obtint très vite et facilement par la voie diplomatique, dès le mois de juin 1940 la fermeture de cette frontière sino-tonkinoise , à l’époque voie principale de ravitaillement par le chemin de fer Haiphong-Yunnanfu, via Laokay, des troupes nationalistes du maréchal Tchang Kai Cheik, puis à partir de septembre de la même année après l’attaque brusquée du poste frontière de Dong Dang et de Lang Son , l’occupation progressive de toute l’Indochine à laquelle l’amiral Decoux, successeur infortuné du général Catroux , ne put s’opposer.

Il ne put empêcher également , le rapport des forces en présence étant nettement en faveur des japonais , leur coup de force du 9 mars 1945.

Pourtant des plans de défense définissant la conduite à tenir face aux japonais avaient été élaborés.

 

( 4 )

Aussi surprenant et incroyable que cela puisse paraître, le Haut Commandement militaire français se laissa surprendre . Il ne prit pas suffisamment au sérieux les menaces nipponnes .

Cependant de nombreux indices auraient du l’alerter.

Dès la fin du mois de février 45 des informations obtenues par la Sûreté indiquaient que la fête du Têt ne se terminerait pas sans que les japonais ne prennent en main le contrôle de toute l’administration de l’Indochine. En 1945 les festivités du Têt s’achevaient le 10 mars.

Le 8 mars dans l’après-midi la Sûreté reçoit des informations très précises : le commissaire Fleutot porte lui-même ces renseignements au chef du B.S.M. (Bureau Sécurité Militaire) et au Chef d’Etat-Major de la division du Tonkin.

Toutes les Autorités civiles et militaires sont informées de ces indices .

Le général Mordant paraît sceptique et n’apporte que peu de crédit aux indications de la sûreté. Il avait été, bien qu’étant à la retraite, à l’insu du Gouverneur Général, désigné pour organiser la résistance, ses directives venant du Gouvernement provisoire d’Alger.

Le général Aymé, Commandant Supérieur des Troupes en Indochine, a une attitude identique. Il semble peu intéressé par les renseignements que lui transmet son chef d’Etat-Major… « Il baille à plusieurs reprises et s’impatiente… » Ils sont qualifiés de romans par son entourage.

Le général Sabatier responsable au Tonkin, est le seul à considérer avec sérieux les renseignements de la sûreté. Il prend aussitôt des mesures de précautions et gagne dans la nuit du 8 au 9 mars son PC de campagne à Phu Doan ( 100 kms au nord ouest d’Hanoi ) . Les troupes du Tonkin sont placées en état d’alerte le 9 en fin de matinée, puis «  quartier libre  » à partir de 15 heures !

A 20 heures les japonais attaquent… ! !

Par légèreté , incrédulité et imprévoyance, la Haut Commandement est surpris, mis hors de combat avant même que l’attaque japonaise ne se déclenche.

Sur tout le territoire , dans les grandes villes , la plupart des officiers sont faits prisonniers par traîtrise : soit après avoir été invités à déjeuner ou à partager un apéritif , en levant un verre à la gloire du maréchal Pétain et à l’amitié éternelle franco-japonaise, soit interceptés à domicile ou en rejoignant leurs unités..

A Saigon , le Gouverneur Général, le général Delsuc, et l’amiral Bérenger, sont tous les trois capturés à 20 heures 30 , sans pouvoir offrir la moindre résistance, à l’issue d’une dernière tentative de négociations prétendument faite pour éviter un bain de sang.

Les exigences nippones étaient inacceptables : elles imposaient une collaboration militaire entre le gouvernement général et le Japon.

 

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Voici un extrait de l’ultime rencontre entre l’amiral Decoux et l’ambassadeur japonais Matsumoto.

Matsumoto : « Je tiens à vous rappeler qu’une réponse favorable aux différents points de l’aide mémoire est attendue pour 21 heures par l’autorité militaire nippone. Si cette réponse ne lui parvient pas en temps voulu , il pourra en résulter une situation grave. Les troupes japonaises seraient dans ce cas obligées d’opérer par surprise…Avez-vous songé au sort des 40,000 français qui sont en Indochine…? »

Decoux : «Voulez-vous dire par là, Excellence, que des représailles pourraient être exercées sur les français d’Indochine ? S’il en était ainsi le Commandement nippon et votre gouvernement en assumeraient alors l’entière responsabilité non seulement devant l’Indochine et la France mais aussi devant le monde entier…»

Monsieur Matsumoto ne souffle mot. Il quitte les lieux à 20h 15 . Pendant ce temps-là , ici et là , depuis 20 heures sur tout le territoire les japonais sont passés à l’attaque. La résistance de nos troupes fut tenace, héroïque même. Quoique décousue et vouée à l’échec !

. Finalement toutes les troupes françaises basées en Indochine furent internées à l’exception de quelques isolés qui s’égaillèrent pour peu de temps dans la nature. Seul, le groupement du général Alessandri, parti de Tong, parvint à travers la jungle et les forêts de la haute région tonkinoise à gagner la frontière chinoise, après une longue et pénible marche de plus d’un mois et de nombreux combats d’arrière garde, il fut, à peine arrivé, désarmé et quasiment interné !

Des commandos composés d’hommes formés à la guérilla furent parachutés pour agir sur les arrières japonais. Mais, avec l’appui de la population contrainte par les japonais, dénoncés, ils furent presque tous capturés et mis hors de combat rapidement. Les rescapés de cette suicidaire équipée, dans des conditions difficiles, pénibles, franchirent à leur tour après quelques semaines de brousse la frontière chinoise. Certains maquis au Laos avec le soutien bienveillant des laotiens ont pu survivre jusqu’à la fin des hostilités.

Le comportement des japonais après leur éclatante et facile victoire fut très inégal. Il varia selon le degré de résistance des troupes françaises .

Certaines garnisons furent entièrement massacrées, leurs chefs décapités, les femmes violées. La population française fut très rapidement regroupée dans les cinq ou six principales grandes villes. Etroitement surveillée, entassée pêle-mêle par familles entières dans des bâtiments publics, les lycées, les hôtels, les résidences réquisitionnées.

Au Tonkin, de très nombreux prisonniers seront dirigés sur les camps de la mort de Hoa Binh, pour y demeurer jusqu’au mois d’août dans des conditions épouvantables.

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Les résistants dont les listes étaient entre les mains des japonais furent pour la plupart atrocement torturés par la Kempétaï , l’équivalent de la Gestapo .

Le bilan précis et total des pertes subies par les Troupes françaises ne pourra jamais être établi. Il est estimé à plus de 2.000 tués et disparus pour les seuls européens . Le nombre des blessés et des malades par épuisement est impossible à déterminer.

Les massacres , les viols , les humiliations ne durèrent fort heureusement que cinq mois .

Après la première bombe atomique sur Hiroshima le 6 août et la deuxième bombe le 9 août sur Nagasaki , le Japon capitule sans conditions.

En Indochine des dizaines de milliers d’hommes et de femmes doivent leur vie à l’effrayante bombe de mort.

Etaient-elle nécessaire ? pour que le Japon capitule .

Je pense que c’était nécessaire .

Certains prétendent encore aujourd’hui qu’il aurait suffit de larguer une bombe atomique dans la mer au large des côtes japonaises pour obtenir la capitulation du Japon . Les effets effrayants de la bombe disent-ils auraient fait réfléchir les chefs militaires nippons. C’est méconnaître la farouche et aveuglante détermination d’un certain nombre de Hauts Responsables à refuser la défaite.

Savez-vous par exemple que le 9 mars 1945, prenant leur vol de Guam, de Timian et de Saïpan, plus de 300 bombardiers B29 ( les super-forteresses ) emportant chacun 7 tonnes de bombes , font route , ce soir–là sur Tokyo.

C’est l’opération  » Meeting House  ».

Le 10 mars, de minuit à 3h30, survolant la capitale impériale à 1.500 m d’altitude l’armada américaine lance 2.000 tonnes de projectiles incendiaires à base de magnésium de napalm et de phosphore .

La température devient insoutenable , le vent attise l’incendie . Au matin du 10 mars les 2/5 de la ville sont ravagés . 35 km carrés sont détruits – 250.000 maisons ont disparues et le nombre des victimes jamais connu avec certitude est estimé à 200.000.

Cinq mois après, le 6 août, la bombe atomique fait 200.000 morts à Hiroshima, et trois jours plus tard 74.000 morts à Nagasaki .

L’orgueilleuse caste militaire , cruelle , inhumaine qui avait entraîné le Japon dans la guerre , dans cette folie meurtrière , s’est enfin inclinée , non sans avoir tenté obstinément, une dernière fois, d’empêcher l’empereur du Japon, le Mikado, d’intervenir pour demander à son armée de déposer les armes .

Après la capitulation du Japon le vide provoqué par le coup de force du 9 mars 1945 en Indochine était à combler .

L’Amiral Decoux enfermé et isolé dans une plantation du sud, à Loc Ninh, tenta désespérément mais en vain de reprendre ses fonctions et de rétablir la souveraineté française . Il en fut empêché .

 

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Vous connaissez la suite : l’Indochine est coupée en deux à hauteur du 16ième parallèle. Le Nord est occupé par les Chinois et le sud par les Anglais.

Le gouvernement provisoire d’Alger envoie ses représentants pour y restaurer la souveraineté française en attendant l’arrivée de l’Amiral Thierry d’Argenlieu et les troupes du Général Leclerc .

Mais au Nord déjà dans les fourgons chinois, Ho Chi Minh et sa suite sont revenus à Hanoi . Les difficultés commencent

Tout cela ,dans un premier temps se termine par les accords Ho Chi Minh / Sainteny du 6 mars 1946 . Accords précaires qui butent sur la question cochinchinoise. La rupture est définitivement consommée après les négociations menées tant en France que localement.

En décembre 1946 le Viet Minh passe à l’offensive armée ( attaque du 19 décembre , redite manquée du 9 mars 1945 ) .

C’est la guerre .

Elle a duré huit ans . Il a fallu attendre 1954 et la conférence de Genève , avec le douloureux épisode de Dien Bien Phu pour faire taire le canon une première fois

Pour peu de temps hélas.! Les américains ayant pris notre place devaient entreprendre une guerre plus longue qui s’est terminée un jour d’avril 1975 par la chute de Saigon .

Les anciens d’Indochine retrouveront, je pense après avoir lu ces quelques lignes , une page d’histoire enfouie dans leur mémoire .

Mais tous retiendront que l’Indochine française n’a pas été perdue après huit ans de guerre , mais a été perdue le 9 mars 1945 après une nuit tragique où son destin a basculé .

Jean Chaland .

Lieutenant ( ER ).

Chevalier de la Légion d’honneur

Officier de l’Ordre National du Mérite

Fait prisonnier le 9 mars 1945 et interné dans les camps de la mort de Hoa Binh (Tonkin ).

 

 


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